Le professeur Omar Aktouf revient, dans cet entretien, sur la marche prévue à Montréal le 12 février en soutien à celle prévue, le même jour à Alger, par la Coordination nationale pour le changement et la démocratie. Réduire les troubles qui ont eu lieu en Algérie début janvier à des émeutes de la faim est le propre de tout pouvoir aux abois et de toute dictature qui ne dit pas son nom, estime-t-il. Pour lui, le meilleur indice qu’un pays du tiers-monde est en train de sombrer, c’est lorsqu’il reçoit des compliments de la part du FMI, de la Banque mondiale ou de l’OMC. Omar Aktouf, qui a donné une conférence à la mi-janvier à l’invitation du Regroupement des Algériens universitaires du Canada (RAUC), juge que la diaspora algérienne peut jouer un rôle sur les plans politique et économique, qui sont intimement liés au demeurant, à condition qu’elle ne soit pas traitée en «force» à récupérer par des régimes ploutocrates corrompus.

Omar Aktouf est l’auteur de Halte au gâchis ; en finir avec l’économie-management à l’américaine (Liber, 2008).


Le Collectif de solidarité avec les luttes du peuple algérien pour la démocratie et l’Etat de droit que vous avez initié avec l’écrivaine Zehira Houfani devrait organiser au Canada une action de soutien à la marche prévue le 12 février en Algérie. Quelles sont les motivations de vos actions et où en sont les préparatifs ?
Les motivations de ce genre d’actions, pour ce qui me concerne, restent dans la lignée des positions que j’ai toujours eues envers ce qui se passe dans notre pays. Cela fait des années, sinon des décennies que je tiens les mêmes analyses et propos sur l’Algérie (cf. Algérie entre l’exil et la curée, l’Harmattan, 1989, entre autres), à savoir que notre pays est tombé, pratiquement depuis l’indépendance, entre les mains d’aventuriers sans scrupules, d’ignorants arrogants et boulimiques qui ont définitivement tombé les masques dès la maladie, puis le décès de Boumediene. Sous prétexte, alors «d’ouverture» de notre économie vers une
dite «économie de marché» a tout d’un coup «fleuri» toute une faune de nouveaux riches algériens, tous plus ou moins proches, cooptés, ou directement liés à nos différents pouvoirs : le FLN, l’armée, le gouvernement. On assiste dès lors, de façon non dissimulée, au pillage systématique des richesses de notre pays (avec la complicité agissante et fort bienveillante – sous prétexte de barrer la route à l’islamisme-terrorisme – des puissances occidentales, Paris et Washington en tête).

Ce pillage se fait sans vergogne au profit de nos ploutocrates locaux, et des multinationales étrangères allègrement appelées à la rescousse (sous couvert d’investissements étrangers). On a vu et on en voit les résultats : scandale après scandale ; depuis celui de «Houbel» dès l’époque Chadli à ceux de Sonatrach, en passant par les autoroutes, le Métro d’Alger, les télécommunications, les constructions de logements.

Aucun secteur n’échappe à la mise à sac de nos richesses détournées par quelques hauts officiers, les différents régimes politiques et leurs acolytes et complices. Pratiquement, comme on l’a vu pour la Tunisie, tout business, toutes formes d’affaires en Algérie sont devenues, au vu et au su de tous, de juteuses occasions de bâtir de colossales fortunes autour de nos pouvoirs, tout en réduisant le peuple à des hordes de coureurs d’œufs et d’oignons, affamés, chômeurs, sans logement, sans loisirs, sans avenir poussés à se faire «harraga». Alors que, avec ses richesses (naturelles et humaines) notre pays aurait pu devenir «le Japon de la Méditerranée». On en a fait le Bengladesh du Maghreb ! Voilà les raisons pour lesquelles j’ai contribué à lancer ce collectif de soutien d’Algériens du Canada, afin de passer le message le plus fort possible, à la fois à nos dirigeants et à nos contestataires sur place : que les premiers comprennent que nul Algérien où qu’il se trouve ne veut encore d’eux, et que les seconds sachent qu’ils ne sont pas seuls, qu’un relais au sein des pays occidentaux, comme le Canada, capables de donner un grand écho international à leurs actions et les transformer en pressions décisives, prend forme et se mobilise à leurs côtés. Pour ce qui est du 12 février, marche interdite en Algérie ou pas, nous ferons tout pour mobiliser ici ce collectif et soit appuyer et relayer ce que nos frères et sœurs feront là- bas, soit dénoncer haut et fort l’escalade de la tyrannie algérienne. Je rappelle, pour être le plus clair possible et une bonne fois pour toutes, que ce collectif ne roule pour personne et pour aucun parti. Son seul et unique objectif est de réunir le plus possible d’Algériennes et d’Algériens sans aucune forme de «couleur» politique ou partisane, sinon le souci d’épauler nos compatriotes en lutte contre une dictature et une abjecte ploutocratie qui n’ont que trop duré.


Les autorités algériennes ont réduit les événements du début du mois de janvier à des émeutes du pain. Dès l’annonce de la baisse des prix de quelques denrées la tension a baissé. Pensez-vous que l’Algérie en a fini avec les émeutes ?
Réduire ce genre de réactions populaires à quelque chose de moins significatif ou détourné de sons sens profond, du genre «émeutes de la faim» ou autres «manipulations étrangères» est le propre de tout pouvoir aux abois et de toute dictature qui ne dit pas son nom. Les pouvoirs tunisien et égyptien ont tenté la même chose lors des débuts des manifestations sur leur sol : on a bien vu le résultat.

Les peuples ne peuvent être dupes et muselés par la force et le mensonge indéfiniment. Bien sûr, il y a la cherté foudroyante et soudaine du coût de la vie et des denrées de base, un peu partout dans le monde. Mais comme j’ai eu à le répéter à bien des reprises, cela n’est que la goutte qui fait déborder un vase d’écœurement déjà trop plein !


En novembre dernier Dominique Strauss Kahn, le directeur général du FMI, en visite à Alger, gratifiait l’Algérie d’un satisfecit pour son taux de croissance. Quelques semaines après, des émeutes embrasaient l’Algérie. Quel sens peut-on donner alors à cet indicateur (la croissance) ?
Le directeur général du Fonds monétaire international (que j’ai toujours dénommé Fonds de la misère internationale) joue le rôle qu’il a toujours eu à jouer au service des intérêts des pays nantis, USA en premier. Que ce soit DSK ou Camdessus, ou quiconque à leur poste, leur première mission est de distribuer des satisfecit aux régimes «bons élèves» qui privatisent et bradent docilement aux multinationales les fleurons de leur économie (pensons au cas argentin), qui ouvrent grand leurs terres et gisements à la voracité de l’insatiable Occident, qui se transforment en néocolonisateurs de leurs propres pays. Le taux de croissance, ou PNB, ou encore PIB n’est en ce sens qu’un miroir aux alouettes qui ne rend compte de rien d’autre que des flux et accumulation de numéraires. Ce taux ne reflète ni le degré de pillage des richesses nationales par l’étranger, ni les inégalités, ni les «accumulations» dues à des phénomènes ou activités négatives, nocives… ainsi, le PIB ne tient pas en compte les montants expatriés au nom de profits des multinationales. Un pays comme l’Algérie peut recevoir ce genre de compliments du FMI quelques semaines avant de graves soulèvements populaires, tout simplement parce qu’aucune trace des profondes inégalités de fortunes et de revenus n’apparaît dans les mesures qu’il applique à commencer par le PNB ou le PIB. Ce n’est pas pour rien non plus que j’ai pour habitude dire que le meilleur indice qu’un pays du tiers monde est en train de sombrer, c’est lorsqu’il reçoit des compliments de la part du FMI, de la Banque mondiale, de l’OMC…


Vous avez affirmé récemment que l’une des premières solutions à la crise algérienne, du moins sur le plan économique, est de se débarrasser de tous les détenteurs de MBA. Pouvez-vous expliquer votre approche ?
J’ai toujours et inlassablement écrit, crié, répété que «rien de bon» ne peut venir des USA et de leur modèle, à commencer par le soi-disant fleuron de leurs «succès» matériels : leur management et son pivot central, le sacro-saint MBA (Master of business administration). Ce diplôme ne sanctionne que des enseignements purement techniques (pour ne pas dire technocratiques) basés sur d’hétéroclites «habiletés» acquises en différentes matières totalement vouées au pragmatisme le plus étroit et à l’enrichissement pour l’enrichissement. Les pays du tiers monde doivent plutôt regarder du côté des pays qui n’ont pas ce genre de diplôme (ni de business schools de type US) et qui réussissent vraiment, qui se portent bien sur le long terme, qui font vivre leurs citoyens en état de dignité, qui envahissent le monde avec leurs produits et services d’excellente qualité : l’Allemagne, les pays scandinaves, le Japon…


La diaspora algérienne pourra-t-elle réellement apporter quelque chose pour son pays d’origine que ce soit sur le plan économique ou politique ?
Oui, bien sûr ! Autant sur les plans économique que politique, pour moi les deux sont intimement liés.
Toute politique est une économie et toute économie est politique. Mais j’y mets des conditions incontournables :
- que cette diaspora ne soit pas traitée en «force» à récupérer par des régimes ploutocrates corrompus,
- qu’elle-même, cesse (c’est assez souvent le cas, hélas, même de bonne foi) de se comporter en «vecteur complice» d’intérêts extérieurs (et intérieurs) de type égoïste néocolonialiste,
- qu’elle cesse d’importer dans nos pays des façons d’être et de faire de type «capitalisme financier néolibéral», on en a assez vu les limites et les dégâts !
- que nos régimes (une fois devenus des Etats intègres dignes de ce nom) fassent comme le Japon, la Chine : donner à cette diaspora les conditions, localement, pour donner pleine mesure à ses talents, et ce, y compris sur le plan purement politique, en mettant à profit l’inestimable capital de réseaux, de connaissance «de l’intérieur» de ce qui se passe ailleurs et du «comment cela se passe»…

Source: El Watan