Depuis ses 18 ans, Linda vit dans les rues d'Alger. Cette jeune femme originaire de Ouargla, dans le sud du pays, en a aujourd'hui 28. "Je suis une guerre", souffle-t-ell. Son visage doux et rond enveloppé dans un hijab rose contraste avec ce caractère forgé par dix ans de vie sans toit. A la sortie de l'orphelinat algérois auquel sa belle-mère adoptive l'avait confiée à ses 11 ans, elle s'est enfuie pour éviter un mariage forcé. Il y a sept ans, elle a eu un enfant avec un homme dont elle ne veut plus parler, une "grosse bêtise" qu'elle ne regrette pourtant pas car c'est bien la seule chose qu'elle ait choisie. Son fils Zacaria a vécu trois ans avec elle puis elle l'a placé dans une famille d'accueil. La vie dans la rue était trop dure pour un enfant.

 

Il n'est pas rare de croiser, sur les trottoirs d'Alger, des femmes, parfois avec leurs jeunes enfants, enfouies dans leurs voiles et sous des couvertures. Comme Linda, elles ont fui suite à un mariage forcé, un divorce, un inceste, une grossesse ou une relation sexuelle hors mariage.

C'est dans les années 1980 que le phénomène est apparu. En 1984, l'adoption du Code de la famille, inspiré de la Charia, consacre une inégalité de statut entre l'homme et la femme. La femme ne peut pas se marier sans l'autorisation de son tuteur ; dans le cadre d'un héritage, elle n'a droit qu'à la moitié de la part d'un homme ; en cas de divorce, elle garde les enfants tandis que l'époux conserve le logement, enfin polygamie et répudiation sont les privilèges de l'homme. Autant de discriminations, qui, malgré l'assouplissement du code en 2005, ont poussé les femmes algériennes dans la rue.

"La création de 'SOS Femmes en détresse' en 1992 a répondu à un besoin urgent, rappelle Myriam Belala, présidente de cette association, puis nous avons constaté que les femmes n'étaient pas seulement victimes du Code de la famille mais de la violence familiale en général. Se voir interdire de continuer ses études ou de travailler, ne pas pouvoir sortir, être une esclave domestique… De plus en plus de femmes refusent ces diktats." Le chalet bleu et blanc de l'association abrite sept appartements sur les hauteurs de la capitale. C'est un des seuls centres d'hébergement d'Algérie destinée aux femmes victimes de violences.

Myriam Belala raconte l'histoire d'Amina qui, après son divorce, n'a pas pu revenir dans la maison familiale où belles-sœurs, neveux et nièces s'étaient installés, celle de Meriem rejetée par sa famille car elle trouvait injuste de ne pas avoir sa part d'héritage. Récemment amenées par la police qui les avait récupérées dans la rue, toutes deux ont été logées dans les locaux de l'association et se sont vues proposer une formation de couture pour l'une et un travail d'employée de maison pour l'autre.

Mais souvent les femmes qui ont quitté une vie faite d'interdits trouvent une forme de liberté à vivre dans la rue. Linda lève les yeux au ciel quand on lui parle d'associations et de centres d'hébergement. Elle ne supporterait pas qu'on lui impose un rythme de vie. Dans la journée, elle s'assied toujours sur un banc, place Audin, où elle dessine. Avec les quelques dinars gagnés, elle se paie un café, une pizza, un moment au cyber café pour se réchauffer et regarder des films indiens. Sur Didouche Mourad, l'artère principale de la capitale, tout le monde ou presque la connaît.

"Les gens s'y sont habitués. Ces femmes font partie du paysage, constate Myriam Belala de SOS femmes en détresse. Avant on en avait honte, aujourd'hui le fatalisme a pris le dessus." Ce soir, comme les autres, Linda va chercher ses couvertures dans le café de la rue Charras où elle laisse ses petites affaires. Elle dort dans un hall d'immeuble, en face, sur le palier d'une dame qui lui donne chaque soir une part du plat familial. Demain, elle verra peut-être son fils. La dernière fois, il lui a dit qu'il voulait être policier pour la défendre. Elle le lui a déconseillé. Linda n'aime pas les policiers.

"Ni sœur, ni épouse, ni fille, elles sont sorties du champ social et de toutes formes de protection, analyse la sociologue Fatma Oussedik. Pour la chercheuse, la solidarité qui a prédominé pendant longtemps dans la société algérienne recule. Les familles n'ont bien souvent plus les moyens de réintégrer ces femmes en leur sein. "Elles sont au premier front d'une détresse partagée, ajoute-t-elle, de la même façon que les jeunes hommes prennent la mer ou le maquis, faute de ne pouvoir remplir la fonction économique que la société attend d'eux." "Pire, souligne la sociologue, aujourd'hui ce sont des familles entières que l'on voit dans les rues d'Alger, chef de famille compris. C'est éclairant sur l'état de la famille algérienne et de la société en général : une société en crise accouche de familles en crise. "


Source: http://www.lemonde.fr/afrique/article/2009/04/21/femmes-des-rues-au-ban-de-la-societe-algerienne_1183260_3212.html