CHRONIQUE / La scène se déroule à peu près à chaque fois ainsi : au moment de payer à la caisse les copieuses tajines et autres plats de couscous que nous avons gloutonnement avalés, Imed Lakhdara insiste une dernière fois pour que nous acceptions un thé, mais nous refusons toujours, parce que ce serait trop.

Pour une douce digestion, quoi de mieux plutôt que de débattre de certains enjeux d’actualité locale? Voilà un exercice auquel Imed et moi ne manquons jamais de nous adonner, sans doute parce que nous nourrissons lui et moi une affection presque aussi dévorante pour cette ville qui, selon nous, devrait davantage se prévaloir des vertigineux points de vue que lui offrent ses nombreux dénivellements pour contempler son futur.

« Moi, je suis Sherbrookois avant d’être Québécois », me répète-t-il ce jour-là à la Taverne Alexandre, une phrase que je l’ai déjà entendu prononcer au moins mille fois. Une phrase qui ne cesse pourtant de m’émouvoir et de me déprimer.
De m’émouvoir, parce que cette déclaration d’appartenance flatte dans le sens du poil le Québécois toujours fier de se vanter du sens de l’accueil de son peuple envers les immigrants. De me déprimer, parce qu’ils sont vraiment trop rares les Sherbrookois de naissance proclamant avec autant d’intensité qu’Imed leur passion pour #sherbylove.

L’ancien maire Jean Perreault se fait surnommer Monsieur Sherbrooke. Il sera sans doute amusé et heureux d’apprendre que son potentiel successeur à ce titre est né en Algérie au milieu des années 1970, et qu’il n’habite Sherbrooke que depuis juin 2010. Peu de Sherbrookois aiment autant la Reine des Cantons que cet Imed éternellement souriant, à qui j’avais donné rendez-vous en ce mardi avant-midi afin de souligner la Semaine québécoise des rencontres interculturelles. Pourquoi? Parce qu’Imed est ma rencontre interculturelle la plus mémorable des dernières années.  

Récit de sa première journée en ville : « On était sur Galt Ouest, devant le couvent des Petites Sœurs de la Sainte-Famille. C’était tout en verdure alors je suis monté, ma femme a pris une photo, et j’ai dit : ‘‘Ça, c’est ma ville.’’ J’étais ébloui. »
En février 2015, Imed ouvre les portes de son restaurant, La Constantinoise, dans l’ancien local du Petit Paris, coin Cathédrale et King, un projet sur lequel personne n’aurait alors parié grand-chose. Il se permet depuis, parce que La Constantinoise bourgeonne pour vrai, de rêver d’un avenir plus resplendissant pour sa ville.

Dis-moi, l’ami, à quoi ressemblerait Sherbrooke s’il n’en tenait qu’à toi? « Pourquoi est-ce qu’on attend que notre centre-ville tombe en ruine pour lancer des projets de revitalisation? » me demande-t-il d’abord.

« Un centre-ville, c’est le lieu qui raconte l’histoire d’une ville. Pourquoi est-ce qu’on ne pense pas déjà à revamper la rue Alexandre, avant de développer encore plus le Plateau Saint-Joseph ou Fleurimont? Comment ça se fait que l’été, les Sherbrookois font 20 minutes de route pour aller marcher au centre-ville de Magog? » poursuit celui qui espère qu’une vision plus claire se dégagera du projet Well Inc., auquel des artistes devraient être mêlés, insiste-t-il.

« Ils sont où nos artistes, à Sherbrooke? Ils sont tous partis à Montréal, chercher un peu de l’estime qu’on leur refuse ici! Well Inc. va avoir besoin des artistes si on veut que ce projet soit réellement créatif! »

Rappelons qu’en août dernier, la comédienne Marianne Roy dénonçait entre ces pages que la nouvelle application mobile Muralis, offrant du contenu enrichi aux touristes désirant faire la tournée des murales, ait été commandée par Destination Sherbrooke à une firme montréalaise.

La Sherbrookoise

Imed Lakhdara affectionne visiblement les questions appelant des réponses à développement. « Qu’est-ce qu’on fait pour la croissance touristique du centre-ville? » lance le restaurateur, sans que je ne sache lui répondre autre chose que Québec Issime. Imed lève les yeux au ciel.

« Pour réellement faire vivre une ville et ses restaurants, il faut que les gens viennent la voir, cette ville! Pourquoi un Américain du Maine ou du Vermont viendrait-il passer un week-end ici? Même nos étudiants quittent pendant l’été! Pourquoi n’invente-t-on pas une économie des festivals, qui attirerait des gens de l’extérieur et qui fournirait des jobs aux étudiants? Sherbrooke a besoin d’un monument ou d’un attrait extraordinaire dans tous les coins de la ville! »  

Je ne sais pas si chacun des projets d’Imed correspond à ce dont Sherbrooke a besoin, mais je sais que trop peu de candidats aux élections municipales parlent de cette ville dont ils prétendent vouloir inventer l’avenir avec la même ferveur que ce restaurateur qui a choisi Sherbrooke il n’y a même pas une décennie. Il faudrait pourtant que nous soyons plus nombreux à se poser, comme Imed, cette question : « Pourquoi Sherbrooke se compare-t-elle sans cesse à Drummondville, Trois-Rivières ou Coaticook, alors qu’elle ne se compare jamais à Montréal ou à Québec? »

Imed planche présentement sur un projet de chaîne algérienne de restaurants sportifs, inspiré par la Cage aux Sports, où ses compatriotes pourront goûter les délices de la poutine. La première succursale allumerait ses télés et ses fourneaux à Constantine, d’ici un an et demi. Quel nom portera-t-elle? « La Sherbrookoise », répond Imed, avec au visage un sourire aussi imposant que le cénotaphe trônant à quelques mètres de son restaurant.

 

Source: https://www.latribune.ca/chroniques/dominic-tardif/le-prochain-monsieur-sherbrooke-3e9fd357d544d936dcd2238cc2d1d228