Le 29 janvier 2017, Alexandre Bissonnette est entré à la Grande Mosquée de Québec pour y perpétrer un massacre. Deux ans plus tard, le jeune homme, qui a reconnu sa culpabilité, connaîtra sa peine. À la veille du jugement, La Presse a tenté de comprendre comment ce garçon timide a pu se transformer en tueur de masse.

Un grand portrait d’Isabelle Hachey

Comment on crée un monstre

Québec — Dans la salle d’interrogatoire exiguë, l’enquêteur de la Sûreté du Québec Steve Girard s’adresse doucement au garçon frêle qui se tortille depuis plus d’une heure sur sa chaise :

« La personne que je vois en face de moi, elle a été forgée avec plein d’événements, plein de rencontres, plein de choses qui l’ont marquée… Tu comprends ? »

Alexandre Bissonnette hésite :

« Je… »

L’enquêteur l’encourage :

« Qu’est-ce qu’il y a ? Voulais-tu me dire de quoi ? »

Bissonnette hoche la tête, mais rien ne sort. Après un long silence, il se risque à articuler une toute petite phrase :

« J’suis pas un monstre… »

Il n’est pas encore midi, en ce 30 janvier 2017. Vêtu d’une combinaison blanche, Bissonnette entortille nerveusement une mèche de cheveux autour de son doigt. Il ne tient pas en place. Pleure. Se mouche. S’enquiert de ses parents. Malgré ses 27 ans, il a l’air d’un enfant éminemment vulnérable.

Quinze heures plus tôt, c’est pourtant le même Bissonnette qui a abattu six fidèles à la Grande Mosquée de Québec : Khaled Belkacemi, Azzedine Soufiane, Abdelkrim Hassane, Aboubaker Thabti, Mamadou Tanou Barry et Ibrahima Barry.

C’est bien lui qui a perpétré ce carnage. Lui qui a tué ces hommes un à un, froidement, méthodiquement, sans faire preuve de la moindre pitié.

Comme un monstre.

***

Le vendredi 8 février, le juge François Huot, de la Cour supérieure, rendra sa sentence. On sait déjà qu’Alexandre Bissonnette, qui a plaidé coupable, écopera de la prison à vie sans possibilité de libération avant 25 ans. Mais les blessés, les veuves et les orphelins de la tuerie prient pour que le juge Huot accède à la requête de la Couronne et lui impose des peines consécutives pour les six meurtres qu’il a commis.

Autrement dit, qu’il le condamne à 150 ans de prison ferme, sans possibilité de libération. Pour que plus jamais Bissonnette ne puisse marcher en homme libre dans la même ville qu’eux. Cette ville paisible et belle, où ils avaient choisi de fonder une famille, mais où ils ont trouvé, par une froide nuit d’hiver, la terreur et la haine.

***

Le 18 avril 2018, Amir Belkacemi a plongé son regard dans celui du « monstre », à travers la vitre du box des accusés, dans la grande salle d’audience du palais de justice de Québec.

Il venait de raconter au juge Huot sa nuit d’angoisse passée à chercher son père Khaled d’un bout à l’autre de la ville.

Cette nuit-là, il a écumé les hôpitaux, en vain. Son père, professeur de génie agroalimentaire à l’Université Laval, se trouvait à la morgue, un trou à la place de l’œil gauche.

« Alexandre Bissonnette a choisi de tourner le dos à son humanité », a répondu Amir Belkacemi au juge qui lui demandait son avis sur la peine à imposer. « Les monstres n’ont pas leur place parmi nous. »

À la fin de son témoignage, le jeune homme s’est tourné vers Bissonnette pour le fixer droit dans les yeux, comme s’il cherchait à sonder son âme. Il croit avoir vu se dessiner un sourire narquois sur le visage de l’assassin de son père.

Il croit avoir vu la preuve de son inhumanité.

À peine cinq jours après ce face-à-face, le ton a changé dans la salle d’audience lorsque l’enseignante Lucie Côté a raconté au juge à quel point Bissonnette, ce « ti-minou tout doux », avait été martyrisé par ses camarades de classe au secondaire. « Alexandre n’était pas un monstre, a-t-elle tranché. C’est un jeune avec lequel j’ai aimé marcher sur la même planète. »

Est-il possible de concilier ces deux témoignages ? Le « ti-minou » s’est-il transformé en monstre au fil du temps ?

« Les monstres ne naissent pas. Ils se fabriquent grâce aux discours des extrémistes fanatiques de tous bords. »

— Ahmed Ech-Chahedy, survivant de la tuerie, devant le tribunal

Mais alors, qui a fabriqué Alexandre Bissonnette ?

Est-il un terroriste ou un être souffrant ? A-t-il été radicalisé par l’internet ? Doit-on montrer du doigt les gamins qui en ont fait leur souffre-douleur à l’école ? Faut-il plutôt blâmer la maladie mentale ? Les médicaments ?

Alexandre Bissonnette serait-il le produit d’une société elle-même malade, parce que rongée par l’islamophobie ?

Peut-on éviter de créer d’autres monstres ?

Si vous avez besoin d'aide ou êtes inquiet pour un de vos proches, vous pouvez contacter en toute confidentialité le Centre de prévention de la radicalisation menant à la violence

Montréal : 514 687-7141 (en tout temps)

Ailleurs au Québec : 1 877 687-7141

L’intimidation

Attablée dans un restaurant vieillot du centre commercial de Charlesbourg, Lidka Lafleur tire de son sac une feuille de papier bleu. Une lettre d’une page, postée du Centre de détention de Québec et signée Alexandre Bissonnette.

« Je t’ai vue à la télévision. Tu as dit comment c’était aux Compagnons, je t’en remercie. C’était il y a longtemps et je mène d’autres combats depuis et j’essaie de ne plus penser à cette période de ma vie », lui écrit le tueur de la Grande Mosquée de Québec.

« Les Compagnons », c’est l’école secondaire des Compagnons-de-Cartier, à Sainte-Foy. Pendant cinq longues années, Bissonnette y a vécu l’enfer.

« Tous les jours, il se faisait intimider. Il se faisait enfermer dans des casiers. On l’insultait : “T’es un loser, tes parents auraient dû mettre un condom…” »

— Lidka Lafleur, ancienne camarade de classe d’Alexandre Bissonnette

La jeune femme a été choquée, mais pas surprise d’apprendre que son ancien camarade de classe était l’auteur de la tuerie. Elle lui a écrit en prison. « Je voulais lui tendre la main, lui dire : “Moi, je me rappelle. Je sais que certains t’ont construit.” »

Elle ne se gêne pas pour tenir responsables les « bourreaux » qui, « par leurs gestes, par leur comportement envers Alexandre, ont participé à l’attentat du 29 janvier 2017 ».

***

Enseignante à la retraite, Lucie Côté a éclaté en sanglots en apercevant le visage du tueur à la télévision. « Après tout ce qu’Alexandre a enduré, je me disais : “Je ne peux pas me taire, j’aurais dû, j’aurais dû, j’aurais dû intervenir davantage” », a-t-elle regretté devant le juge François Huot, le 23 avril dernier.

Lucie Côté a raconté les coups d’épaule, les poussées dans le dos, les croche-pieds, les coups sur le cartable d’Alexandre. « C’était au quotidien. S’il passait une journée ou deux [sans se faire harceler], c’était comme un cadeau. »

Un matin qu’Alexandre était absent, l’enseignante a tenté de sensibiliser ses élèves. Elle leur a demandé de se mettre dans les souliers du frêle adolescent. Cela a fonctionné – pour un temps. « Ç’a duré une dizaine de jours, puis les mauvais coups ont recommencé. »

Après l’attentat, Lucie Côté a rencontré d’anciens élèves. Eux aussi avaient des regrets. « Ils m’ont dit : “Il y a un peu de nous tous là-dedans.” »

***

« Alexandre n’est pas un monstre », a plaidé son père, Raymond Bissonnette, devant un parterre de journalistes, le 21 juin dernier. « Pendant toutes ces années, nos interventions auprès des directions d’école, des enseignants et des enseignantes n’ont rien donné », a-t-il regretté d’une voix mal assurée.

En affirmant que tous les jeunes subissent l’intimidation à un moment ou l’autre, mais ne commettent pas de crime pour autant, la Couronne « banalise la souffrance réelle causée par l’intimidation et en minimise les effets néfastes », a-t-il ajouté.

Dans sa courte lettre, Bissonnette écrit à Lidka Lafleur qu’il tente d’oublier son adolescence noire. Il en est incapable. « Il semble ne jamais avoir réussi à surmonter les séquelles psychologiques de ces expériences », note le psychologue Marc-André Lamontagne dans une expertise déposée en cour par la défense.

Bissonnette avait 16 ans quand il a songé pour la première fois à se suicider. Et à tuer. « Je me faisais écœurer. J’avais pas de vie, pas de blonde, personne qui veut de moi », a-t-il confié à M. Lamontagne. Il s’est mis à lire sur la tuerie de Columbine et à élaborer des plans de vengeance. Il a ciblé des élèves et des enseignants. Il voulait mettre le feu à l’école.

***

Au lendemain de la tuerie, l’enquêteur de la Sûreté du Québec Steve Girard a voulu savoir si Alexandre Bissonnette avait déjà eu des problèmes avec des musulmans. Après quelques secondes d’hésitation, le tueur a balbutié : « Il y en a un qui était tout le temps sur mon dos. En secondaire IV. Ça n’a pas rapport. »

L’enquêteur a tenté d’en savoir plus. Bissonnette s’est un peu énervé. « Non, ça n’a pas de rapport. Je ne pense pas, non. Je n’ai pas de haine, OK ? Pour personne, OK ? »

De la haine, pourtant, il en était plein.

« La colère et le ressentiment semblent avoir occupé une place prépondérante dans la vie [d’Alexandre Bissonnette] », note M. Lamontagne. À la suite des « expériences traumatisantes » de son adolescence, il a entretenu des « ruminations hostiles » envers ceux qui l’ont harcelé. « Plus tard, cette hostilité semble s’être orientée vers d’autres personnes et s’être généralisée. »

C’est d’ailleurs par pur esprit de vengeance qu’il a perpétré un massacre à la Grande Mosquée de Québec.

« C’était une recherche de contrôle. Au moins, pendant les derniers instants de ma vie, j’allais être comme Dieu. J’allais décider de la vie ou de la mort. Après m’être fait écœurer, au moins une fois dans ma vie, c’est moi qui aurais le gros bout du bâton. Après m’être senti insignifiant, je ne le serais plus. »

— Alexandre Bissonnette au psychologue Marc-André Lamontagne

***

Au bout du fil, l’ancien élève musulman que Bissonnette a montré du doigt en interrogatoire semble mal à l’aise. Aujourd’hui gestionnaire immobilier, il tente de minimiser les gestes qu’il a posés il y a plus d’une décennie dans les corridors des Compagnons-de-Cartier. « C’était très enfantin, notre affaire. C’était deux enfants qui se chamaillent. »

« Ce n’était jamais totalement gratuit. C’était comme s’il le cherchait. Comme s’il cherchait la querelle », se souvient-il. « Alexandre, il était provocateur, il pouvait piquer, créer une réaction chez toi. Si tu répliquais, il était content. Il ricanait. »

L’attitude « arrogante » de Bissonnette a été soulignée par certains des experts qui ont eu à l’évaluer en prison. Marc-André Lamontagne a constaté qu’il affichait des « sourires un peu discordants » au cours de leurs rencontres.

C’est peut-être ce même sourire qu’Amir Belkacemi a perçu à travers la vitre du banc des accusés, après avoir raconté au juge sa vie bouleversée par le meurtre de son père.

La santé mentale

« Hier, là… »

Le lundi 30 janvier 2017. Dans la salle d’interrogatoire, Alexandre Bissonnette hésite un instant. Il s’essuie les yeux et reprend :

« Il n’y avait pas d’enfants, hier ? »

L’enquêteur Steve Girard le rassure :

« Il n’y a pas d’enfants qui ont été touchés.

— Non ?

— Non. Est-ce que tu as fait attention à ça ? »

Bissonnette hoche la tête et murmure « oui » dans un souffle.

La veille au soir, il a ouvert le feu sur un groupe de fidèles rassemblés à la Grande Mosquée de Québec. Il raconte au policier qu’il a « perdu le contrôle », qu’il ne se souvient de rien, que cela s’est passé « comme un éclair ».

Mais il se souvient des enfants.

L’enquêteur Girard lui demande s’il se souvient aussi de l’homme qui s’est précipité sur lui pour mettre fin au carnage. Bissonnette affiche un air surpris :

« Il y a quelqu’un qui a essayé de m’arrêter ? Qui ça ?

— Une personne qui était à l’intérieur.

— Est-ce qu’elle a réussi ?

— Ben, non.

— Elle n’est pas décédée, par exemple ?

— Oui. »

***

Le mercredi 20 septembre 2017. Huit mois ont passé depuis la tuerie. Huit mois que Bissonnette prétexte le trou noir pour s’emmurer dans le silence. Aujourd’hui, il se présente à son rendez-vous hebdomadaire avec Guylaine Cayouette, travailleuse sociale du Centre de détention de Québec.

Il s’assoit et se met à pleurer. Il n’en peut plus. C’est ce jour-là que les masques tombent.

« Je suis tanné de jouer un rôle. Ce n’est pas vrai que je ne me souviens pas. Je me souviens de tout. »

Bissonnette cesse de pleurer. Il plante son regard dans celui de l’intervenante pour lui raconter l’horreur de ce soir-là.

« Je suis parti de chez moi avec mon étui de guitare. J’aurais pu aller tuer n’importer qui, je ne visais pas les musulmans. Je voulais la gloire. Je suis parti avec ma voiture et j’ai pris de l’alcool, de la vodka. Je me suis dirigé vers la mosquée. Je suis sorti de ma voiture et j’ai marché vers la porte. »

— Alexandre Bissonnette, à la travailleuse sociale Guylaine Cayouette

Bissonnette tremble un peu, mais ses phrases sont claires, beaucoup moins hésitantes qu’à l’habitude. Il poursuit :

« Je suis venu pour tirer et mon fusil a fait un bruit. J’ai haussé les épaules en souriant pour faire comme si c’était une blague. Ils ont eu l’air un peu soulagés. Les gens étaient par terre. J’ai laissé tomber le fusil et j’ai pris mon pistolet. J’ai tiré dans la tête d’une personne à bout portant, puis une autre et une autre. »

Bissonnette est calme. Pendant qu’il parle, son visage semble plutôt figé. Il a l’air… hautain, note Mme Cayouette dans son rapport.

« Un vieux monsieur m’a pris par le bras. Je l’ai tiré. Je regrette de ne pas avoir tué plus de personnes. Les victimes sont au ciel et moi je vis l’enfer. Je veux plaider coupable. »

***

Pourquoi ces mensonges ? Et ces aveux ?

Peu après l’attentat, le père de Bissonnette lui a rendu visite en prison. Il lui a demandé si tous ces meurtres avaient un sens.

Bissonnette n’a pas su quoi répondre. Alors il a raconté à son père qu’il entendait des voix. « J’ai comme dit ça, je suis parti là-dedans », a-t-il confié à la psychiatre Marie-Frédérique Allard.

S’il a joué au fou, a-t-il expliqué, c’est parce qu’il avait peur que ses parents l’abandonnent s’ils réalisaient qu’il avait toute sa tête au moment du carnage. Ce n’était pas planifié, mais après avoir menti à son père, il a senti qu’il ne pouvait plus faire marche arrière.

Il a donc menti à tout le monde.

Neuf jours avant la tuerie, Bissonnette a pourtant consulté un article en ligne intitulé « La psychose toxique : quand les substances jouent avec la tête ». Le texte traitait d’hallucinations provoquées par la consommation de drogues et d’alcool.

La veille de la tuerie, il a fait une recherche sur Google avec les mots « Paxil side effect depersonalization ». Le Paxil est un antidépresseur que Bissonnette s’était fait prescrire trois semaines plus tôt. La dépersonnalisation est un symptôme psychologique qui fait en sorte qu’une personne perd toute maîtrise d’une situation.

Se renseignait-il sur ces symptômes pour pouvoir les simuler dans l’espoir d’obtenir un verdict de non-responsabilité criminelle en raison de troubles mentaux ? Si c’est le cas, ce fut un échec. En prison, les psychiatres n’ont jamais cru à ses histoires d’hallucinations auditives.

***

À 27 ans, Alexandre Bissonnette était encore incapable de se détacher de ses parents. Il les appelait quatre ou cinq fois par jour. Il les appelait même lorsqu’ils s’absentaient pour aller à l’épicerie du coin.

C’était maladif. Bissonnette avait besoin de vérifier qu’il ne leur était rien arrivé de mal. Il les appelle encore chaque jour du fond de sa prison.

Que Bissonnette ait simulé des psychoses en prison ne signifie pas pour autant qu’il soit en parfaite santé mentale.

Au contraire, les psychiatres qui l’ont rencontré ont diagnostiqué un « trouble de personnalité limite », un « trouble anxieux non spécifique comportant des éléments obsessifs-compulsifs et d’anxiété généralisée », une « personnalité narcissique mais dépendante », des « troubles liés à l’usage de l’alcool », des « idées suicidaires récurrentes » et un « trouble panique ».

Il est hypocondriaque. Il souffre de dépression depuis l’âge de 14 ans. Il a mis le canon de son fusil à de nombreuses reprises dans sa bouche, sans pouvoir appuyer sur la détente.

Il voulait mourir. Mais pas tout de suite.

« Il fallait que je fasse quelque chose de gros avant de me suicider, a-t-il dit au psychologue Marc-André Lamontagne. Il fallait que je fasse quelque chose de ma vie. »

Le désir de gloire

Les images défilent sur les écrans du palais de justice de Québec. Une fillette au bonnet rose, confuse et désorientée sous une pluie de balles. Le visage impassible d’un tueur qui tire, tire et tire encore. Des hommes qui fuient, qui tombent, qui rampent.

Un silence de plomb pèse sur la grande salle d’audience du palais de justice. En cet après-midi d’avril 2018, la Couronne présente au juge François Huot les images captées le soir de l’attentat par sept caméras de surveillance de la mosquée.

La tuerie a été filmée sous tous les angles.

Chaque vidéo commence à 19 h 53, le 29 janvier 2017. La prière est finie. Les fidèles rentrent tranquillement chez eux. La terreur n’a pas encore frappé.

Un homme sort de la mosquée et se penche pour lacer sa botte. Il n’a aucune de raison de se presser, aucune raison d’avoir peur. Il se relève, s’éloigne. Il est déjà parti quand une ombre noire surgit dans un coin de l’écran.

Alexandre Bissonnette.

Dans le hall d’entrée, des hommes discutent tout en s’habillant pour sortir. Ils sont loin de s’imaginer qu’ils auront à affronter autre chose, en ce soir de janvier ordinaire, que les rigueurs de l’hiver.

Dans la salle de prière, trois petits garçons sont assis par terre. Ils ont l’air insouciant de tous les enfants. Soudain, ils tournent la tête, intrigués par des bruits de pétard.

C’est là que tout bascule.

Chaque caméra a enregistré ce moment précis où des dizaines de personnes ont perdu leur innocence. Ce moment précis où Bissonnette est devenu un tueur.

Dans le box des accusés, le jeune homme ne regarde pas les vidéos. Il flotte dans sa chemise pâle et fripée. Petit, maigre et sec, il a l’air d’un gamin fragile. Le dos voûté, le visage secoué de tics nerveux, il fixe obstinément le sol.

S’il relevait la tête, il se verrait en tout autre homme. Sur les écrans, il apparaît comme un assassin calme et méthodique, qui marche d’un pas assuré vers deux victimes étendues sur la neige afin de les achever d’une balle en pleine tête.

S’il relevait la tête, il verrait deux minutes de carnage. Encore et encore, une vidéo après l’autre. Et chaque fois, pour les gens pétrifiés dans la salle d’audience, cet espoir absurde que tout puisse se terminer autrement. Que l’ombre noire passera son chemin.

Quand la dernière vidéo se termine, le juge glisse la clé USB contenant les images dans une enveloppe, qu’il scelle avec deux morceaux de ruban adhésif. Personne ne reverra jamais cette tuerie. Il faut à tout prix éviter un effet d’entraînement.

Éviter que d’autres personnes remplies de haine ou de désespoir élèvent Bissonnette au rang de héros.

***

C’est une lettre qui a servi de bougie d’allumage.

Une longue lettre envenimée, intitulée « Mon monde tordu », dans laquelle Elliot Rodger s’apitoie sur son sort, insistant sur son incapacité à avoir des relations sexuelles. L’Américain de 22 ans l’a mise en ligne, le 23 mai 2014, juste avant de tuer six personnes et de se donner la mort, à Isla Vista, en Californie.

Depuis, Rodger est traité en héros par une certaine frange d’internautes frustrés et misogynes. Il a notamment influencé Alek Minissian, qui a lancé une attaque au camion-bélier dans les rues de Toronto le 23 avril 2018.

Le « manifeste » de Rodger a bouleversé Bissonnette. À tel point que lorsque la psychiatre Marie-Frédérique Allard lui a demandé comment la tuerie de la mosquée aurait pu être évitée, il a répondu : « Si j’avais pas lu ce document-là, en 2014. »

« J’en revenais pas qu’il ait fait quelque chose comme ça. C’est comme si j’avais une sorte de connexion avec lui… une sorte d’empathie que j’avais jamais eue avant », a-t-il expliqué au psychologue Marc-André Lamontagne.

Comme Bissonnette, Elliot Rodger n’avait jamais eu de copine. Comme Bissonnette, il se sentait rejeté. Comme Bissonnette, il détestait l’humanité entière, mais vouait une haine particulièrement féroce aux femmes, qu’il tenait responsables pour son « célibat involontaire ».

L’enquête de la Gendarmerie royale du Canada a révélé que dans les jours qui ont précédé la tuerie de la mosquée, Bissonnette avait consulté à plusieurs reprises la section « événements » des pages Facebook de deux organisations féministes de l’Université Laval.

Il ne cherchait pas à tuer des musulmans à tout prix. Il voulait prendre sa revanche sur l’humanité.

***

« Il n’a pas ciblé la mosquée au hasard, mais il n’aurait pas commis ce geste-là s’il avait été bien dans sa peau », dit Martin Robin, l’un des seuls amis que Bissonnette ait eus dans ses cours de science politique à l’Université Laval.

« Il lui manquait de quoi pour être heureux. Il lui manquait du feu, un but dans la vie. Il n’y avait pas grand-chose qui l’allumait. »

— Martin Robin, ami d’Alexandre Bissonnette

Bissonnette était un étudiant effacé. Il avait le regard fuyant. Le plus souvent, il évitait les conversations. C’est son frère jumeau qui prenait la parole à sa place, se souvient son ami.

Au fond de lui, pourtant, Bissonnette « entretenait des fantasmes extrêmement grandioses », écrit Marc-André Lamontagne dans son expertise psychologique. « Il veut quitter le monde en faisant quelque chose de “spécial”, de marquant, de grandiose, quelque chose qui fera qu’il ne sombrera pas dans l’oubli. »

Bissonnette s’est mis à lire sur d’autres tueries. Il s’identifiait aux tueurs, surtout à ceux qui avaient été victimes d’intimidation et qui s’étaient donné la mort. « C’était rendu que juste me suicider, je voyais ça comme faible, comme insignifiant », a-t-il confié à la Dre Allard.

Il écoutait Rammstein et KMFDM, deux groupes de metal allemands qu’écoutaient les tueurs de Columbine. « C’était comme une obsession », a-t-il confié à la psychiatre. « Ce qui donnait un sens à ma vie. »

L’islamophobie

Le samedi 26 novembre 2016. Alexandre Bissonnette s’attarde devant son ordinateur portable au Starbucks de Place Laurier, à Québec. Il a écrit un ultime statut Facebook. Un message d’adieu. Il n’a qu’à appuyer sur une touche pour le publier. Dans son sac à dos, deux pistolets et cinq chargeurs. Cinquante balles.

Il s’apprête à perpétrer un carnage.

Il hésite. C’est la deuxième fois qu’il se rend Place Laurier aujourd’hui. Un peu plus tôt, il s’était garé dans le stationnement souterrain, où il avait chargé ses armes. Il était si anxieux qu’il en avait des palpitations. Il avait bu de l’alcool caché dans la voiture pour se calmer, mais s’était senti de plus en plus mal. Il a quitté le stationnement pour boire encore.

Maintenant, il est de retour. C’est aujourd’hui qu’il doit mourir. Aujourd’hui aussi qu’il a décidé de massacrer le plus de gens possible dans un centre commercial. Parce qu’ils ont tous nécessairement quelque chose à se reprocher. Il reste longtemps assis au Starbucks devant son message d’adieu, incapable de cliquer sur le bouton « Partager ».

« Qu’est-ce que je fais là ? »

***

Alexandre Bissonnette a été incapable de tirer à l’aveuglette au centre commercial. Au Starbucks, sa conscience le travaillait. Il a fini par se dire que les gens qui l’entouraient étaient « du monde normal » qui ne lui avait rien fait de mal, a-t-il expliqué l’hiver dernier à la psychiatre Marie-Frédérique Allard.

Mais Bissonnette voulait toujours mourir dans un grand coup d’éclat. Alors, il a changé de cible.

Il tuerait des « terroristes ». Par son sacrifice, il sauverait des dizaines, voire des centaines de personnes. Il aurait droit de vie ou de mort sur des hommes. Il sortirait enfin de l’insignifiance.

Le plan était parfait. Il savait bien qu’il ferait peut-être quelques victimes innocentes. Mais cela valait le coup. « Au moins, j’allais tuer des terroristes, j’allais sauver du monde, a-t-il dit à la Dre Allard. Ça a aidé à rendre ça acceptable pour moi. »

Il a commencé ses recherches. Son intérêt s’est vite porté sur le Centre culturel islamique de Québec (CCIQ).

« J’avais réussi à me convaincre qu’à la mosquée, c’est tous des fanatiques. C’est là qu’ils prêchent leur religion intolérante. [Il y avait] certainement un tueur, un radical dans ça. »

— Alexandre Bissonnette, à la psychiatre Marie-Frédérique Allard

***

Six mois après la tuerie à la Grande Mosquée, Mohamed Labidi a eu peur pour la deuxième fois de sa vie dans la paisible ville de Québec, quand sa voiture a été incendiée en pleine nuit.

Sans l’avoir voulu, ce fonctionnaire à Ressources humaines Canada était alors la figure médiatique de la tragédie, assumant le rôle de porte-parole des veuves et des orphelins.

L’incendie de sa voiture a replongé la communauté dans la terreur. « Les gens se sont dit : “Maintenant, ils visent des propriétés, des personnes bien déterminées” », raconte M. Labidi.

Des familles ont songé à quitter la ville. Certaines l’ont fait.

Peu après l’incendie, des excréments ont été laissés devant la porte de la mosquée. Trois semaines avant, c’est un coran déchiqueté qui y avait été expédié, avec la photo d’une porcherie. « Vous cherchez un terrain pour ensevelir vos sales carcasses ? », disait la note qui l’accompagnait, une allusion au cimetière musulman que cherchait à acquérir la communauté.

« On ne fabule pas. Voilà les faits », soupire M. Labidi. L’islamophobie existe bel et bien à Québec. Et quoi qu’il en dise, Bissonnette s’inscrit dans cette mouvance. Pour M. Labidi, c’est clairement un islamophobe.

***

La Gendarmerie royale du Canada a retrouvé une caricature dans l’ordinateur portable de Bissonnette. « Allahu akbar ! », crie un terroriste musulman au volant d’une voiture, des piétons renversés dans son sillage. Baignant dans leur sang, les victimes trouvent toutes sortes d’excuses à leur assaillant : « Ne le stigmatisez pas » ; « C’est un enfant troublé » ; « Ce n’est qu’un cas isolé »…

La caricature, relayée dans des forums d’extrême droite, reproche à la gauche de chercher toutes sortes d’excuses aux actes de terrorisme perpétrés par des musulmans.

L’ironie, c’est que Bissonnette lui-même réclame désormais la compréhension de la société. « Je ne suis ni islamophobe ni terroriste, a-t-il déclaré au tribunal. Plutôt, je suis une personne qui a été hantée par la peur, la pensée négative et un horrible désespoir. »

***

Bien des Québécois ont été choqués par la décision de la Couronne de ne pas porter d’accusation de terrorisme dans cette affaire. Si arroser de balles les fidèles d’une mosquée n’est pas du terrorisme, qu’est-ce qui peut bien l’être ?

Et pourtant. « Ce crime-là est trop égoïste pour que ce soit du terrorisme », a estimé le psychiatre Gilles Chamberland devant la Cour, en avril. « Il n’a jamais eu la prétention de porter une cause. On ne peut rattacher ça à une revendication. C’est un raisonnement purement égoïste. »

Selon le psychologue Marc-André Lamontagne, c’est la « couleur du temps » qui a porté l’attention de Bissonnette sur les musulmans. « À une autre époque, cela aurait pu être les Juifs. »

***

« Il y a 20 ans, on distinguait assez clairement un terroriste d’un tueur de masse », dit Benjamin Ducol, responsable de la recherche au Centre de prévention de la radicalisation menant à la violence. Le premier tue au nom d’une idéologie ; le second tue pour tuer, par désir de gloire ou de vengeance.

« Le cas d’Alexandre Bissonnette est à la croisée des chemins. Il a un profil de tueur de masse, à la recherche d’exposition médiatique, narcissique mais plein de vulnérabilité, auquel vient se greffer une logique idéologique servant à justifier ses actes. »

— Benjamin Ducol, responsable de la recherche au Centre de prévention de la radicalisation menant à la violence

Pour Bissonnette, la terreur est un concept à géométrie variable. Dans son esprit, les victimes d’intimidation qui se vengent de leurs bourreaux sont des héros, alors que les djihadistes qui s’en prennent à des innocents sont des monstres.

Il ne peut « pas supporter le fait qu’une tuerie soit motivée par l’islam », a noté Marie-Frédérique Allard dans son rapport psychiatrique. Ces attentats sont pour lui inacceptables, « mais les tueries dans les écoles, c’est différent ».

Lors de sa dernière entrevue avec la Dre Allard, Bissonnette a confié qu’en détention, il avait lu sur ses six victimes, leurs vies et leurs familles. « C’était de bonnes personnes », a-t-il constaté. « C’était pas pantoute des terroristes. »

L’internet

Alexandre Bissonnette a abandonné son trimestre d’hiver à l’Université Laval. Il est en arrêt de travail après s’être disputé avec des collègues, chez Héma-Québec. Il est retourné vivre chez ses parents. Nous sommes au début de janvier 2017. Chaque jour, Bissonnette sombre un peu plus profondément dans l’abîme. À la fin du mois, il commettra l’irréparable.

Isolé dans la maison familiale de Cap-Rouge, Bissonnette vit sa vie par procuration devant son écran d’ordinateur. Il passe ses journées à consulter des sites qui glorifient des tueurs de masse ou prêchent la haine des musulmans.

Il suit avec intérêt le procès de Dylann Roof, fasciné par ce suprémaciste blanc qui a abattu neuf Afro-Américains dans une église de Charleston, en Caroline du Sud. Le 9 janvier, il consulte un article traitant des recherches Google à l’origine de la « transformation de ce raciste ordinaire en meurtrier de masse ».

La même transformation est en train de se produire, silencieusement, dans la maison de Cap-Rouge.

Les similitudes entre Dylann Roof et Alexandre Bissonnette sont troublantes. Comme Roof, Bissonnette possède un pistolet semi-automatique Glock. Comme Roof, il s’apprête à l’utiliser pour abattre des fidèles dans un lieu de prières. Comme Roof, personne ne l’a recruté ; il s’est radicalisé tout seul, à coups de recherches sur l’internet.

Bissonnette découvre le manifeste que Roof a rédigé en prison quelques jours après son carnage dans l’église. « J’ai fait ce que je croyais qui provoquerait la plus grosse vague. Maintenant, le destin de notre race est entre les mains de mes frères qui continuent à vivre en liberté », a écrit Roof.

Un véritable appel à la guerre raciale, accessible en quelques clics de souris.

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Bissonnette ne s’est pas intéressé qu’aux tueurs de masse. La Gendarmerie royale du Canada (GRC) a retrouvé dans son ordinateur un véritable concentré de l’alt-right américaine. Chaque jour, il s’est abreuvé des diatribes antimusulmanes du Daily Wire, de Breitbart, d’Infowars et de Fox News. Entre autres.

Les yeux rivés sur son écran, il a consulté dans le seul mois de janvier près de 400 pages web, dont « plusieurs sont associées à des nationalistes blancs, au mouvement alt-right, à d’autres groupes suprémacistes blancs et/ou néonazis et conspirationnistes », lit-on dans le rapport d’analyse de la GRC.

Le compte Twitter qu’il consultait le plus souvent était celui de Ben Shapiro. Dans une populaire vidéo YouTube, ce commentateur conservateur américain, rédacteur en chef du Daily Wire, prétend faire la démonstration que 800 millions de musulmans sont radicaux. Autrement dit, la moitié des musulmans de la planète représenteraient un danger potentiel…

Bissonnette a-t-il cru à cette menace imaginaire ? En tout cas, il était convaincu qu’il y aurait « certainement un tueur, un radical » parmi les fidèles qu’il abattrait au hasard à la mosquée, selon ce qu’il a confié à une psychiatre après la tuerie.

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L’un des rares Québécois mentionnés dans le rapport de la GRC est Jérôme Blanchet-Gravel, étudiant en science politique de l’Université d’Ottawa qui collabore à des médias de droite (Causeur) et d’extrême droite (Radio Courtoisie) en France.

Bissonnette a consulté sa page Facebook une semaine avant le massacre à la Grande Mosquée.

Dès le lendemain de la tuerie, le 30 janvier, les policiers ont débarqué en pleine nuit au domicile de M. Blanchet-Gravel, à Québec. « J’étais très surpris. Ils ont compris que j’étais un intellectuel. Ils m’ont demandé des explications sur ma vision sociologique de la chose », raconte-t-il.

M. Blanchet-Gravel ne croit « pas du tout » qu’il ait pu influencer Bissonnette d’une façon ou d’une autre. « C’est plate, mais on ne peut pas empêcher même les fous de nous lire », tranche-t-il.

Ben Shapiro a lui aussi balayé d’un revers de main son embarrassant admirateur québécois, sur les ondes de Fox News. « Ce méchant tas de merde humaine s’est avéré être quelqu’un qui a vu certains de mes tweets », a-t-il pesté. Rien de plus.

Les médias d’extrême droite consultés par Bissonnette « ont une part de responsabilité » dans la tuerie, estime pourtant Benjamin Ducol, du Centre de prévention de la radicalisation menant à la violence.

« Ces médias sont des agents de radicalisation. Ils ont porté une vision du monde qui a mené Bissonnette à confondre islam et djihad, musulman et terroriste. Ces idées ne sont pas tombées du ciel dans la tête de Bissonnette. »

— Benjamin Ducol, du Centre de prévention de la radicalisation menant à la violence

Seul devant son ordinateur, Bissonnette choisissait ce à quoi il s’exposait. Des idées xénophobes, racistes, dévastatrices. « Internet a rendu des idées marginales et extrémistes accessibles à tous, et ça, c’est un problème, dit M. Ducol. Cela crée un appel d’air pour les plus vulnérables, qui s’exposent à ces idées sans qu’il y ait de contre-discours. C’est ce qu’on appelle les bulles idéologiques. »

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Enfant, Alexandre Bissonnette se réfugiait dans son monde virtuel dès qu’il rentrait de l’école. Sa mère tentait de lui imposer des limites, sans grand succès. Quand il jouait à des jeux vidéo, Alexandre-le-mal-aimé pouvait prendre un avatar, changer de peau. « J’avais une vie où j’étais quelqu’un », a-t-il confié à la psychiatre Marie-Frédérique Allard.

Le garçon jouait aux jeux vidéo chaque jour. « C’est là que je faisais mon social », a-t-il expliqué à la Dre Allard. Il préférait nettement vivre dans ce monde-là, moins cruel.

À l’âge adulte, les choses n’ont pas beaucoup changé pour Bissonnette. Il s’isolait dans sa chambre, s’attardait sur Facebook et dans les forums en ligne, continuait à jouer à des jeux vidéo. « J’avais comme pas de vie », a-t-il dit à la psychiatre.

Et puis, il a commencé à faire des recherches sur les tueurs de masse. « C’est comme si j’étais en contrôle, a-t-il confié au psychiatre Marc-André Lamontagne. J’étais comme obsédé par le pouvoir que ça leur donnait. »

Le 29 janvier 2017, à 19 h 53, Bissonnette a quitté son monde virtuel pour tirer sur les fidèles de la Grande Mosquée de Québec. L’attaque a duré deux minutes, mais pour Saïd Akjour, un fidèle blessé à l’épaule, cela a semblé s’éterniser pendant deux heures. Bissonnette, lui, était calme, a témoigné M. Akjour au tribunal. Il a tué de sang-froid, « comme s’il jouait à un jeu vidéo ».

Le climat social

Le mardi 7 février 2017. Neuf jours ont passé depuis la tuerie de la mosquée quand l’animateur André Arthur lance une bombe à la radio : ce massacre ne serait qu’un « vulgaire crime passionnel » perpétré par un « détraqué émotif ». La rumeur, insiste-t-il, circule dans des « milieux relativement informés ».

Dans ces « milieux », on raconte qu’Alexandre Bissonnette, homosexuel, était incapable de vivre sa passion avec son amant musulman, car le père de ce dernier s’opposait à leur liaison, avance M. Arthur en ondes.

Ainsi, Bissonnette aurait tué par vengeance et par désespoir. Rien à voir avec la haine raciale. M. Arthur fustige d’ailleurs « tous ces prêcheurs de vérité » qui appellent la société québécoise à faire son examen de conscience depuis la tuerie.

Longtemps après la diffusion de cette émission, la rumeur d’un amour impossible entre Bissonnette et un jeune musulman continuera à courir à Québec. Bien qu’elle soit entièrement fausse, elle a le mérite, pour ceux qui la font circuler, d’expurger l’élément raciste de la tuerie. Et d’absoudre ceux qui distillent la haine des musulmans à petites doses, depuis des années.

Raciste, Bissonnette l’est pourtant bel et bien. « Il était d’extrême droite, il appuyait des positions de Marine Le Pen », racontera plus tard son meilleur ami, Pascal Mercier-Lévesque, à des enquêteurs de l’Équipe intégrée sur la sécurité nationale.

« C’était pas le seul à émettre des idées, c’était pas le seul à être très sceptique face à l’immigration. Pis c’était pas le seul qui était contre l’islam. T’sais, je vois des gens souvent sur les réseaux sociaux qui sont islamophobes. »

— Pascal Mercier-Lévesque, ami d’Alexandre Bissonnette

Le lendemain de la tuerie, Bissonnette lui-même a raconté à l’enquêteur de la Sûreté du Québec qu’il partageait ouvertement ses opinions islamophobes avec son entourage. Lorsque l’enquêteur lui a demandé si on avait déjà tenté de tempérer ses propos, il a répondu : « Non. Le monde avait l’air d’accord avec ce que je disais. »

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Le mardi 17 avril 2018. Au palais de justice de Québec, les survivants et les familles des victimes de la tuerie défilent devant le juge François Huot. Bissonnette a déjà avoué son crime, mais pour eux, témoigner de l’horreur est une forme de catharsis, une délivrance.

Au même moment, une station de radio de Québec offre à ses auditeurs une autre sorte de défoulement. La tribune téléphonique, ce jour-là, porte sur le voile islamique.

Pendant que les victimes de Bissonnette racontent leur vie brisée, la radio ouvre ses lignes. Et les vannes.

« Je regarde ça aller, pis c’est comme l’érosion. Ils sont en train de nous gruger tranquillement », s’inquiète un auditeur. « Sentez-vous l’énergie de cette vague irrépressible de l’arrivée de musulmans dans notre société ? », demande un autre.

Les musulmans forment 3 % de la population québécoise. Sur les ondes de cette station, pourtant, l’heure n’est pas à la nuance. On est déjà passé à un autre appel affolé.

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Alexandre Bissonnette n’est pas « un individu isolé », dit la pédopsychiatre Cécile Rousseau. « Il fait partie d’une famille, de notre société, et je pense que cela doit nous interpeller si on veut éviter que cela se produise une autre fois. »

La tuerie de la mosquée est « une responsabilité collective, estime la Dre Rousseau. Même si on se targue d’être une société pacifique, ce qui est vrai, il n’est pas sans conséquence de laisser se développer des discours de haine. Cela nourrit des gestes désespérés chez les plus vulnérables ».

Il faut éviter de dépeindre Bissonnette comme un monstre, dit-elle.

« Les monstres et les héros sont trop proches. Voyez comme il avait lui-même construit en héros des gens qui avaient commis des actes monstrueux. C’est un être vulnérable qui a commis quelque chose d’horrible et qui en portera la responsabilité toute sa vie. Mais il est aussi le produit de ce que nous sommes. »

— La pédopsychiatre Cécile Rousseau

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« Pourquoi ? Pourquoi ? »

Le jeudi 19 avril 2018. Dans la salle d’audience du palais de justice de Québec, le président de la Grande Mosquée, Boufeldja Benabdallah, s’adresse directement à Bissonnette.

« Vous avez tué six de mes frères », lui lance-t-il.

Ces hommes, tombés au front de l’intolérance, sont Ibrahima Barry, Mamadou Tanou Barry, Khaled Belkacemi, Abdelkrim Hassane, Azzedine Soufiane et Aboubaker Thabti.

Ils ont peut-être été les victimes collatérales du fléau de l’intimidation et de l’incapacité de notre système à détecter les troubles de santé mentale. Peut-être aussi ont-ils été victimes de l’islamophobie et des torrents de haine débités sur l’internet.

Peut-être un peu de tout cela.

Mais aujourd’hui, dans la salle d’audience, M. Benabdallah ne voit qu’un seul coupable. Il se tient dans le box des accusés. « On ne peut plus dire aujourd’hui que vous êtes victime de la société. Non ! La société n’est pas coupable de votre geste réfléchi. Nul ne portera ni la responsabilité ni le fardeau de l’autre. »

Même s’il habite à Québec depuis près de 50 ans, M. Benabdallah a parfois l’impression de ne plus s’y sentir chez lui. Mais il refuse de laisser le monstre gagner. « Vous avez bousculé cette société, mais elle est en train de se lever à nouveau, grande et magnifique. »

http://plus.lapresse.ca/

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