Salah Hannoun est avocat et militant connu dans les milieux politique et associatif pour son combat et son engagement bénévole pour la défense des droits humains. Dans l’entretien qu’il nous a accordé, il apporte avec lucidité son éclairage sur de nombreux points qui rythment la vie politique du pays.



L’état d’urgence instauré en 1992 pour «endiguer le péril islamiste» est toujours en vigueur. Comment faudrait-il agir pour amener le gouvernement à le lever ?

L’état d’urgence a été instauré par le HCE pour lutter officiellement contre la déferlante armée des islamistes. Il est sans conséquence réelle sur leur idéologie intégriste.
Selon la théorie universelle du droit, cette mesure est temporaire et exceptionnelle car elle répond à une urgence impérieuse connue. Cette logique a été suivie par les rédacteurs du décret présidentiel n°92-44 du 9 février 1992 portant instauration de l’état d’urgence (dont l’article 3 a été complété par le décret présidentiel 92-320 du 11 août 1992) puisque dans son article 1er il est indiqué que «l’état d’urgence est instauré pour une durée de douze (12) mois à compter du 9 février 1992, sur l’étendue du territoire national. Il peut être levé avant terme». Cette limitation de la durée est conforme à la Constitution de 1989, dont l’article 86 limite la durée de l’état d’urgence tout en subordonnant sa prorogation à l’approbation de l’APN. Le même principe est transcrit dans l’article 91 de la Constitution de 1996.

Contrairement à la déclaration de Bouteflika lors du dernier Conseil des ministres, le constat est donc fait que l’état d’urgence est anticonstitutionnel pour deux raisons : il est maintenu de façon arbitraire sans que sa prorogation ne soit votée par le Parlement et appliqué sans cadre légal puisqu’aucune loi organique n’a été élaborée pour son organisation, conformément à l’article 92 de la Constitution.
En demandant au gouvernement «l’élaboration de textes appropriés», le Président reconnaît officiellement que le pouvoir agit en violation des dispositions constitutionnelles, ce qui confirme politiquement cette suspicion légitime généralisée. Cet état d’urgence est devenu un outil redoutable pour endiguer toute expression libre. Un subterfuge juridique devenu une arme pour la survie du pouvoir sous sa forme dictatoriale. Présentement, que peut-on faire face à un tel arbitraire ? Etant un militant pacifiste, deux voies s’imposent. La voie institutionnelle : que le législateur use de ses prérogatives, selon ses compétences d’attribution, en introduisant un projet de loi portant abrogation de l’ordonnance de 1992. Vu la portée limitée des voix discordantes au sein de l’APN, ce ne sera que symbolique, sauf si un consensus est dégagé au sein du pouvoir. Une motion demandant aux présidents de l’Assemblée et du Sénat de procéder à la saisine du Conseil constitutionnel est possible. L’autre voie est populaire : comme les Egyptiens qui vivent sous état d’urgence depuis 1981, organiser la contestation publique. La souveraineté appartenant au peuple (article 6 de la Constitution). Ce même peuple a donc le droit, voire même le devoir, une exigence historique, de se mobiliser pour réparer les errements de ce pouvoir dont l’illégitimité est flagrante.



Pensez-vous que la marche prévue le 12 février en soit le premier pas ?

Toute expression et démarche populaire pacifique dont l’objectif est la désagrégation de ce système dictatorial et allant dans le sens de l’instauration de la démocratie, respectueuse des libertés individuelles et collectives et de toutes les diversités, sont les bienvenues. L’appel à la marche pour le 12 février doit être maintenu, malgré les récentes manœuvres de Bouteflika qui tente de gagner du temps. Les divergences tactiques constatées ces derniers jours parmi les membres de la Coordination ne doivent pas escamoter l’objectif initial : réussir une véritable contestation structurée, gage de crédibilité. Pour éviter que la répression soit ciblée, étêtant les rares organisations qui continuent à militer loin du giron du pouvoir, il y a lieu de procéder à une concertation assez large et à identifier les mots d’ordre qui font consensus comme la levée de l’état d’urgence, la liberté d’expression, la remise en liberté et l’arrêt des poursuites judiciaires contre des détenus politiques, les jeunes émeutiers notamment, le respect du principe déclaratif pour les manifestations publiques, l’ouverture des champs politique et associatif, l’organisation d’élections présidentielle et législatives anticipées libres. Je pense que ces mots d’ordre sont de nature à faire la jonction entre le peuple et les militants engagés dans un processus de lutte pour un changement démocratique et pacifique.



L’expression politique est plombée. Les élites n’ont-elles pas prêté le flanc, par leur silence, pendant longtemps ?

Une pensée pour les Boukhobza, Djaout, Mekbel, Flici, Boucebci, Stambouli et autres ami(e)s de lutte assassinés car progressistes dans leurs réflexions et leurs actions. Leur clairvoyance fait défaut à notre famille qui tente d’avancer, en ces moments de doute et de quête d’avenir.
En Algérie, il y a aussi urgence à nous mettre d’accord sur certains concepts pour mieux cerner les problématiques, à commencer par l’identification de cette frange sociale qu’on nomme «élite» : s’agit-il de personnes ayant des diplômes ? Pense-t-on à des personnes engagées dans un cadre de réflexion portant sur l’avenir de la société ? Les militants politico-associatifs qui portent le débat, au contact de la dure réalité du terrain, sont-ils inclus dans cette catégorie ? Si on se limite à la définition académique, ce laboratoire fertile d’idées, sa marginalisation est un axe fondamental de la démarche dictatoriale : toute pensée n’est féconde et utile pour le pays que si elle est produite par le pouvoir et ses stériles relais. Les personnes ne s’inscrivant pas dans cette démarche sont marginalisées professionnellement et politiquement.


Le propos ne porte pas sur cette pseudo-«élite» qui a déserté le terrain des idées ; elle ne mérite pas cette identification car elle ne participe pas à la formation des consciences. Quant à celle qui s’est compromise avec le pouvoir en légitimant des choix liberticides, elle est exclue de facto. La pensée porte sur ces femmes et ces hommes, souvent isolés dans leur coin, ayant un regard critique sur l’évolution des rapports sociaux, voulant contribuer par le truchement des idées à faire avancer le débat et la réflexion. Cette élite-là existe. Faute d’un accès régulier aux médias, sa voix n’est pas souvent audible.



Cette situation déteint-elle sur le fonctionnement de la justice, notamment la défense du justiciable ?

L’état d’urgence n’est pas à l’origine de la situation peu reluisante de la justice et des droits humains. Ce constat étant fait avant 1992. Formellement, le principe constitutionnel de la séparation des pouvoirs est garanti. La justice garde son statut de «pouvoir», nonobstant certaines procédures d’urgence : élargissement des compétences d’attribution de la justice militaire (article 10 dudit décret), justice et procédures d’exception (cours spéciales de 1995/1996).

Le nœud gordien est la nature réelle du pouvoir : l’Exécutif et le militaire primant sur le législatif et le judiciaire. La séparation des pouvoirs est de facto vidée de son sens constitutionnel. Un exemple : en 2002, durant les événements du printemps noir de Kabylie, la défense a présenté des demandes de liberté provisoire pour les délégués en détention. Les réponses des magistrats instructeurs furent unanimes : rejet. Avec le dialogue politique entre les archs et la Présidence, les détenus furent remis en liberté à la demande des procureurs instruits par la chancellerie.

Ce sont ces enchevêtrements occultes qui malmènent l’indépendance de la justice et la défense des droits humains. Conscients d’une telle réalité et en voulant jouer le jeu de la procédure judiciaire, tout en connaissant les véritables centres de décision qui sont extra-procédure et structures légales compétentes (DRS notamment), ne cautionnons-nous pas de telles fractures ? En tant que défenseurs des droits humains, voix critiques et discordantes, ne sommes-nous pas là à crédibiliser un discours officiel qui se gargarise de l’existence d’une opposition (partis politiques, associations, journaux, Parlement pluraliste) alors que nous sommes convaincus que cette diversité est un revêtement de façade pour la consommation diplomatique ? Pour un meilleur exercice des droits, il faut une transformation radicale du système.

Les mentalités doivent aussi évoluer, faisant du magistrat maître de sa procédure, et de l’avocat, fort de ses convictions et de ses actions, un partenaire incontournable de la justice.



En Tunisie, la mort par immolation d’un jeune homme a provoqué une révolution. En Algérie, des cas similaires se sont produits, mais on n’a pas connu de réaction à la tunisienne. Pourquoi, selon vous ?

Pour avoir travaillé sur le cas des violations des droits humains en Tunisie, je puis dire que la révolution du Jasmin n’était point prévisible en sa forme actuelle. Les amis militants des droits humains tunisiens (avocats, journalistes, syndicalistes) n’étaient pas légion, contrairement à ce que pensent ceux qui découvrent la dictature. Ces opposants étaient démunis face à la répression de la police politique. Des geôles de Ben Ali, pour lutter contre l’oubli, ils recouraient à des actions extrêmes comme les grèves de la faim de Hammami, Benbrik, Abbou. Immenses étaient leur insoutenable détresse et leur solitude. Les Tunisiens étaient loin des revendications de cette élite pour plusieurs raisons : la violence de la répression de la police politique, le musellement des voix discordantes, les lois antiterrorisme couvrant des actions liberticides, etc.

En Algérie, pour toute compréhension, on doit prendre en considération une donne vitale : le terrorisme islamiste, en harmonie avec la répression du pouvoir, a ciblé l’élite «laïco-assimilationniste». «La valise ou le cercueil» nous a saignés.
Cette double politique de la terreur est entretenue, surtout depuis 1999, pour annihiler notre résistance. Si notre mobilisation connaît un repli temporaire, c’est surtout à cause de cette violence islamiste et policière. Le vent de la contestation actuelle peut être révolutionnaire s’il engage un processus de rupture totale avec ce système et débouche sur l’instauration d’un Etat de droit, avec des institutions régionalisées et respectueuses de la diversité culturelle et des libertés individuelles et collectives, répartissant équitablement ses richesses et permettant à toutes les forces vives d’œuvrer pour un projet d’avenir.

Source: El Watan