«Ceux qui pieusement sont morts pour la patrie ont droit qu’à leur cercueil la foule vienne et prie. Entre les plus beaux noms leur nom est le plus beau. Toute gloire près d’eux passe et tombe éphémère; Et comme ferait une mère, La voix d’un peuple entier les berce en leur tombeau.» Victor Hugo

 

Un article d’El Watan relayé par des sites Internet nous apprend qu’une débaptisation d’une école a eu lieu. Quoi de plus normal dans l’anomie actuelle? La personnalité débaptisée et du même coup démonétisée est Malika Gaïd, morte les armes à la main à 24 ans. Nous lisons le cri du coeur: «C’est un homme en colère qui nous a contactés hier au siège de la rédaction pour nous dire son indignation et son incompréhension Cet homme s’appelle Gaïd Tahar, ancien moudjahid, ancien ambassadeur, écrivain, islamologue. Il nous a fait part de sa perplexité devant un fait qui l’a complètement abasourdi. «A El Harrach, on a débaptisé un CEM qui portait le nom de la moudjahida Malika Gaïd, pour lui substituer celui du chanteur Dahmane El Harrachi. Ce n’est pas parce que Malika est ma soeur que je suis outré par un tel acte, car Malika appartient au patrimoine national. Elle a incarné le sacrifice suprême et elle est tombée au champ d’honneur.»1.

Qui est Malika Gaïd?
C’est avant tout une Algérienne, de ces Algériennes avec un caractère trempé qui, reniant le confort relatif d’une vie familiale, renonçant à sa jeunesse ou plutôt la sacrifiant, décide de répondre à l’appel de la liberté pour son pays. Malika Gaïd est une martyre de la guerre d’Algérie née en 1934 à Belcourt et dont la famille est originaire de Timenguache, un village de Beni Yaâla, près de Guenzet, dans la wilaya de Sétif. Elle est une des figures de la résistance des femmes durant la Révolution algérienne. Elle est parmi celles qui ont sacrifié leur jeunesse pour un idéal de liberté, de justice et de dignité. Incorporée dans les rangs de l’ALN en tant qu’infirmière, elle mourut les armes à la main dans une grotte-hôpital dans la région de Iwakouren pres de M’chedallah. Un ouvrage intitulé Ange de Lumière retrace sa vie. Malika Gaïd est le nom qu’a pris, à l’indépendance de l’Algérie en 1962, le Lycée de jeunes filles à Sétif.
Malika Gaïd est un symbole de l’homme et de la femme algérienne, combattante, résistante, révolutionnaire. C’est grâce à toutes les moudjahidate et moudjahidine morts au combat que l’Algérie a acquis son indépendance. Il est de ce fait incompréhensible que l’autorité qui a pris sur elle de démonétiser Malika Gaïd - si les faits sont avérés - l’ait fait sans avoir eu les autorisations nécessaires des ministères des Moudjahidine, de la Culture, et de l’Education nationale. En débaptisant les édifices qui portent des noms des maquisards morts pour ce pays, le peuple risque de les oublier. Est-ce une entreprise délibérée, Non! Je ne crois pas! On dit que la bêtise humaine est celle qui rend le mieux la notion de l’infini. Malika Gaïd fait partie du Panthéon national, elle est dans le coeur de tous les Algériens libres elle n’a pas besoin d’un lycée pour mettre à l’abri son grand sacrifice et le surpassement de soi.
C’est très bien d’honorer Dahmane. Mais pourquoi déshonorer Malika? Je suis sûr que cela aurait révolté Dahmane lui-même. Pourquoi n’avoir pas donné son nom à un nouvel établissement, à une nouvelle université, à un musée, un théâtre? Débaptiser un établissement, et effacer le nom qu’il portait sur son fronton, et dans la mémoire de ceux qui l’ont fréquenté ou connu, procède d’une volonté délibérée de déshonorer une mémoire, et sans le vouloir peut-être d’humilier les proches de cette résistante compatriote, qui a donné sa vie pour nous. La personne qui a initié cette véritable forfaiture, a indirectement cherché à tuer Malika Gaïd pour la seconde fois.
Qui décide d’une baptisation? Y a-t-il un pilote dans l’avion? Comment peut-on se déjuger à ce point, il y a en l’occurrence un procès à faire à l’incurie? Malika Gaïd a-t-elle trahi pour ne pas mériter un modeste CEM? Combien d’hommes et de femmes illustres méritent que leur nom soient au Panthéon? Quelle est la règle du jeu? Comment peut-on réfléchir à moraliser les appellations. Nous en sommes encore aux combats d’arrière-garde.
On se souvient que du temps de la colonisation, chaque commémoration donnait lieu à une stèle et par exemple dans les lycées, elles étaient plaquées au mur et étaient regardées avec un certain respect. Pour l’histoire, j’avais proposé que toutes les débaptisations devaient se faire dans les règles, tous les Lavigerie, Rovigo, Saint Arnaud, Montagnac, Canrobert qui ont tant fait souffrir nos ancêtres on doit à la face du monde leur lever des stèles ou on rapporte en honnêtes courtiers et sans haine, dans la sérénité la plus totale, leurs faits d’armes, leurs enfumades, leur prosélytisme forcené au besoin. C’est une façon de les juger devant l’histoire et pour tous ceux qui pensent encore à «l’oeuvre positive de la colonisation».
Dans ce genre de choses, l’amateurisme ne doit pas avoir cours, s’il est vrai que dans l’euphorie de l’indépendance il y a avait la joyeuse pagaille. 50 ans ont passé, le désordre est passé de mode, le monde nous regarde. Nous devons plus que jamais être cohérents. Si les faits sont avérés, il y a en l’occurrence un vaste dysfonctionnement. Tous les départements ministériels concernés devraient répondre de cela (la culture, l’éducation, les moudjahidine...).

Attention aux symboles
Pourquoi avoir substitué celui d’une moudjahida, n’y a-t-il pas d’autres écoles qui peuvent être baptisées du nom de Dahmane El Harrrachi? Et pourquoi cette reconnaissance tardive et uniquement à El Harrachi? Nous sommes nombreux à apprécier le grand Dahmane El Harrachi avec sa voix rocailleuse et ses textes de qualité, c’est le Georges Brassens algérien. Pourquoi pas un institut au nom d’El Anka? Il me semble que les femmes et les hommes qui méritent d’être des symboles ne devraient pas voir leurs noms attachés à un quartier, une ville ou une région. Ils devraient transcender cela. A moins de poursuivre un partage tacite et invisible des symboles, globalement chaque région compte ses billes, baptise les siens... Ainsi, à ma connaissance et à titre d’exemple, il n’y a pas de baptisation de Mouloud Mammeri en dehors de la Kabylie.
Un autre exemple, dans l’enseignement supérieur, nous n’avons encore pas vu d’établissement au nom de personnes illustres qui ont servi fébrilement la flamme de la science et de la connaissance loin du m’as-tu-vu et des gens bien en cours. Les exemples sont légion pour ces moudjahidine de la plume (Professeurs Aoudjhane, Ouabdesslam, Lacheraf... et tant d’autres).
De ce fait, il est dangereux pour la société de remettre en cause des références et symboles constitutifs de la nation. En détricotant - peut être d’une façon non intentionnée - la trame de l’identité du peuple qui se reconnaît à travers ses repères identitaires, nous allons accentuer l’errance identitaire. Est-ce cela qui est voulu? Au moment où les pays à même maturité consolident leurs invariants, nous, en Algérie, on remet tout en cause! En fait, nous payons le prix de l’approximation pour n’avoir pas écrit notre histoire dans sa dimension récente d’une façon apaisée.
L’histoire de la Révolution algérienne est à faire. Car ce que nous avons en face de nous et ce que nous faisons ingurgiter à nos enfants, c’est une compilation de faits et de méfaits imposés par les pouvoirs successifs et non une histoire généreuse, reconnue, consolidée et faisant l’objet d’un large consensus qui, véritablement, contribue à ce désir de vivre ensemble qui pour répéter cette belle phrase d’un historien français: «Vouloir être une nation est un plébiscite de tous les jours.» Un feuilleton comme Mostefa Benboulaid a fait beaucoup de bien, il a réellement été porteur d’une certaine idée généreuse de la Révolution. Il faut le savoir, la plupart des révolutionnaires avaient moins de trente ans. D’autre part, tous les grands pays donnent des ancrages universels à leurs symboles. Verra-t-on un jour un institut du nom d’Einstein, ou plus simplement d’Ibn Khaldoun que nos voisins tunisiens apparemment plus futés que nous, monopolisent...? Ce fait apparemment anodin est symptomatique d’une lame de fond qui consiste à tout remettre en cause pour imposer un nouvel ordre. Malika Gaïd restera toujours une martyre et la débaptisation inexplicable n’enlève rien au respect de la mémoire des Chahids qui sont morts sans avoir goûté les fruits de la liberté.

1.Débaptisation d’un CEM à El Harrach Dahmane El Harrachi à la place de Malika Gaïd. El Watan, 23 août 2010

Source: L'EXPRESSION - Edition du 28 aout 2010