Comment le pouvoir algérien perçoit-il la percée des courants religieux en Libye, en Tunisie, au Maroc et en Égypte ?

Rached Ghannouchi, président d’Ennahdha, grande vainqueur des élections du 23 octobre en Tunisie, a séjourné en Algérie du 19 au 21 novembre. Il y a été reçu comme un chef d’État : accueil à l’aéroport par Abdelkader Bensalah, président du Conseil de la nation (Sénat) et deuxième personnage de l’État, audience accordée par le président Abdelaziz Bouteflika et par son Premier ministre, Ahmed Ouyahia, rencontre avec le secrétaire général du Front de libération nationale (FLN, première force politique du pays) et longue séance de travail avec Bouguerra Soltani, patron du Mouvement de la société pour la paix (MSP, d’obédience Frères musulmans).

Hébergé dans une résidence d’État avec le protocole que cela suppose, Ghannouchi a eu droit à tous les égards. Mais que l’on ne s’y trompe pas. Le pouvoir algérien n’a pas sauté de joie à l’annonce des résultats des élections de la Constituante tunisienne, se contentant d’envoyer un message de félicitations… au peuple tunisien « pour la réussite de son processus électoral ». Pas la moindre allusion aux vainqueurs, ni un mot à l’adresse du président par intérim, Fouad Mebazaa, ni même au Premier ministre de la transition, Béji Caïd Essebsi. Impair diplomatique ? Bourde protocolaire ? Ni l’un ni l’autre. Même s’il s’efforce de n’en rien laisser transparaître, Alger est embarrassé par le succès des islamistes chez son voisin.

Associés

D’autant que la vague verte déferle aussi sur la Libye nouvelle, promise à la charia, sur le Maroc, qui a donné une majorité relative au Parti de la justice et du développement (PJD), et sur l’Égypte, tombée dans les bras des Frères musulmans. Phobie de la contagion ? « Pas du tout, répond un ministre qui requiert l’anonymat, les islamistes sont partie prenante du pouvoir chez nous puisqu’ils font partie de l’Alliance présidentielle. » À ceci près que les Frères musulmans, qui disposent de quatre portefeuilles dans le gouvernement d’Ahmed Ouyahia, ne constituent qu’une force d’appoint pour les deux mastodontes nationalistes, le FLN et le Rassemblement national démocratique (RND), qui disposent à eux deux de 198 députés sur 389, soit la majorité absolue. La formulation de notre ministre anonyme est donc inappropriée, puisque les islamistes ne sont pas « partie prenante du pouvoir » mais seulement associés.

En réalité, ce qui semble gêner Alger dans la montée de l’islamisme au Maghreb est le précédent du 11 janvier 1992, quand l’armée algérienne a interrompu, entre les deux tours, les élections législatives pour éviter un raz-de-marée islamiste. Car ce qui se passe aujourd’hui en Tunisie ou au Maroc prouve qu’il y a une autre manière de gérer une victoire électorale des fondamentalistes. « C’était il y a vingt ans, se défend un général des services de renseignements, une autre époque, un autre siècle. Nous sommes intervenus car le caractère républicain de l’État était menacé par un Parlement à chambre unique promis à un parti qui, au lendemain du premier tour, avait prévenu les Algériens qu’ils allaient devoir changer d’habitudes alimentaires et vestimentaires. Aujourd’hui, une telle menace n’est plus possible pour une raison bien simple : il existe une deuxième chambre (le Conseil de la nation, faisant office de Sénat) qui empêcherait toute dérive ou tentation d’instaurer une République islamique. » Est-ce à dire que l’armée exclut toute intervention en cas de victoire islamiste en Algérie ? « En 2004, déjà, poursuit notre interlocuteur, le chef d’état-major de l’époque [le général Mohamed Lamari, NDLR] avait exclu cette possibilité. »

Retenue

La classe politique (en dehors des partis islamistes) s’abstient de commenter l’actualité électorale des pays voisins. Et si elle parvient à dissimuler son inquiétude, elle n’en redoute pas moins un effet de contagion à l’occasion des prochaines législatives, prévues en mai 2012. Certes, la loi exclut tout retour des radicaux du Front islamique du salut (FIS, aujourd’hui dissous) et de tous ceux impliqués dans le terrorisme, mais l’islamisme algérien ne se réduit pas aux seuls Frères musulmans du MSP. Aux formations fondamentalistes viennent en effet se greffer des courants conservateurs au sein de formations politiques classiques, à l’image des « barbéfélènes », sobriquet désignant les cadres du FLN plus islamistes que nationalistes (le secrétaire général du parti, Abdelaziz Belkhadem, ferait partie du lot). Illustration de ce propos : ce sont des députés FLN qui ont permis aux élus du MSP de remettre en question la réforme lancée par Abdelaziz Bouteflika imposant un quota de 30 % de femmes sur les listes électorales pour les scrutins locaux et nationaux. Le seul parti politique affichant son engagement pour la laïcité, le Rassemblement pour la culture et la démocratie (RCD, de Saïd Sadi), avait fustigé le gouvernement pour sa tiédeur à l’égard des révolutions arabes. Depuis la profession de foi du président du Conseil national de transition (CNT) libyen, affirmant que « la charia sera la principale source du droit » dans la nouvelle Libye, suivie des victoires d’Ennahdha en Tunisie et du PJD au Maroc, le RCD se montre cependant moins péremptoire et a pris ses distances avec l’actualité régionale.

Contrôlées par le pouvoir, les mosquées – et leurs sermons du vendredi – ont pris soin de ne pas afficher leur enthousiasme face à la vague verte au Maghreb, mais les fidèles sont convaincus que le tour de l’Algérie viendra. « C’est dans l’ordre des choses, analyse l’universitaire Aziz Belhachemi. Aux succès électoraux chez nos voisins s’ajoutent les succès qu’enregistrent les islamistes de l’AKP de Recep Tayyip Erdogan. Les Algériens, qui vivent une islamisation rampante de leur société, découvrent un nouveau modèle : la démocratie musulmane turque. »

Un gouvernement dirigé par le PJD au Maroc, une Constituante dominée par Ennahdha en Tunisie, une Libye promise à la charia, une Égypte entre les mains des Frères musulmans. Le tour de l’Algérie viendra-t-il un jour ?



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