Alger craint plus que tout la contagion des revendications kabyles

Les émeutes qui ont secoué la Kabylie d'avril à juillet derniers, faisant entre 60 et 80 morts et plus de 2000 blessés, sont les plus graves que l'Algérie aient connues depuis 1988. Si les affrontements entre manifestants et forces de l'ordre ont cessé depuis, la tension n'en est pas moins vive sur le terrain où les revendications kabyles trouvent un écho chez les arabophones.

Il a suffi d'une bavure policière, la mort «accidentelle» d'un jeune lycéen kabyle dans la gendarmerie de Beni Douala le 18 avril dernier, pour que s'embrase la Kabylie, cette province située à l'est d'Alger où le feu couvait déjà depuis longtemps.

Durant quatre mois, aux cris de «Pouvoir assassin», «Ulac Smah» (pas de pardon) ou «Halte à la répression», plusieurs centaines de milliers de manifestants ont donc affronté, en Kabylie mais aussi à Alger, les forces de police d'un pouvoir sourd aux appels de la rue, méprisant un tiers de sa population - 30 % des Algériens sont des kabyles berbérophones - et préférant dépenser ses dinars pour l'organisation du XVe Festival mondial de la jeunesse... délaissée en Algérie. «La situation sociale est très inquiétante. La population s'appauvrit, l'insécurité grandit et les jeunes sont livrés à eux même. Il y a une misère matérielle et morale absolue» témoigne Farida Zerar, présidente du Centre Amazigh de Montréal de retour de Kabylie.

Berbérophones, les habitants de cette région montagneuse, qui s'étend des rives de la Méditerranée aux hauts plateaux de Sétif, parlent Tamazight et se battent depuis 40 ans pour la reconnaissance de leur identité par le pouvoir d'Alger. En 1963, à peine un an après l'indépendance du pays (dans laquelle les kabyles ont joué un rôle prépondérant), la création par le député Hocine Aït Ahmed d'un Front des forces socialistes défendant «la culture berbère et la démocratie» provoqua une insurrection. Matée dans le sang. Comme celle du Printemps berbère en 1980,quand les gendarmes prirent d'assaut l'université de Tizi Ouzou parce que les étudiants demandaient que le Tamazightdevienne langue nationale. Comme en 1988 encore, même si cette fois, les émeutes mirent fin au système de parti unique du FLN.

Porte-drapeau
Traditionnellement opposée au pouvoir d'Alger, la Kabylie s'est aussi montrée plutôt «hermétique» aux dérives islamistes de ces dix dernières années. Une neutralité payée chère, avec l'assassinat, en juin 1998, du chanteur Lounès Matoub, fervent défenseur de l'identité et de la culture berbère et symbole de la lutte de toute une génération d'Imazighen d'Algérie.

Et c'est justement parce que les Kabyles ont toujours été le porte-drapeau des revendications berbères que le pouvoir central les craint. Comme l'explique Farida Zerar, «Le mouvement actuel défend d'abord l'identité berbère. C'est un combat qui dépasse l'Algérie et concerne toute l'Afrique du Nord. Mais en même temps, ils charrient des valeurs démocratiques remettant directement en cause la légitimité des gouvernants». Une raison suffisante pour expliquer, tant la répression qu'a connue la province depuis avril - enlèvements et arrestations arbitraires s'y multiplieraient en ce moment - que la démarche du président Bouteflika qui tente de régionaliser un problème qu'il veut voir identitaire afin d'éviter la contagion.

Pour l'anthropologue Yacine Tassadit, spécialiste de l'Algérie, Alger use ici d'une technique vieille comme le monde mais qui a porté ses fruits à maintes reprises dans l'histoire du pays. «En 1988, devant l'impossibilité de combattre une opposition démocratique «populaire», l'État lui en a substitué une autre: l'islam radical. Qui était, certes, une réalité, mais que le pouvoir a encouragé et entretenu pour obtenir l'adhésion du peuple. Aujourd'hui, le gouvernement sème encore les germes d'une guerre fratricide, celle-là même que les Français ont longtemps pratiquée pour asseoir leur pouvoir colonial».

Un peuple las
Diviser pour dominer, la recette est donc simple... mais ne semble plus fonctionner. Malgré les initiatives du pouvoir (oscillant entre menaces à peine voilées et pseudo commissions d'enquêtes sur les bavures policières), les revendications kabyles ont bien rejoint celles de tout un peuple, lassé par 10 ans de guerre civile, écoeuré par la corruption des politiques, désespéré par la situation économique et sociale.

«Contrairement à ce que dit le gouvernement algérien, ce mécontentement n'est pas une affaire kabyle, mais une affaire politico-sociale. D'un mouvement berbériste parti de Kabylie, on est aujourd'hui arrivé à un mouvement social. Le problème est simple, l'Algérie est un pays riche et les Algériens sont de plus en plus pauvres», expliquait dans les colonnes de Libération, Bruno Étienne, universitaire français et spécialiste de l'Algérie.

Kabyle du centre du pays ou Chaouias de l'Aurès et d'ailleurs, les Algériens semblent donc bien décidés à «libérer» leur pays d'un pouvoir politique auquel ils n'accordent plus aucune confiance. Pour preuve, le rôle quasi inexistant des partis politiques, même ceux d'origine kabyle (FFS, RCD). S'ils ont pu organiser quelques marches pacifiques, l'évolution des événements leur a totalement échappé. Et de constater qu'aujourd'hui, ce sont les comités de villages et d'archs (tribus) qui ont pris les choses en main, en organisant la lutte et en relayant le mécontentement populaire.

L'identité perdue
«Le vrai problème pour le jeunesse, c'est qu'il n'y a plus d'identité nationale. Elle a été emportée par l'importation d'un modèle économique libérale occidental imposé par le FMI et par l'importation d'une idéologie islamique et pan-arabiste venue d'Orient. Ce n'est pas pour rien que le mouvement est désormais porté par des structures traditionnelles. Si vous ajoutez à cela une marginalisation des berbères, qui constituent un pan de cette identité et la concorde civile qui gracie des criminels...», conclut Farida Zerar.

Politiques en rupture complète avec la population, peuple méprisé par les pouvoirs publics (Hogra), droits de l'homme quotidiennement bafoués, économie à terre, l'Algérie s'approche lentement mais sûrement de l'implosion. Et du bain de sang? «L'armée est composée de jeunes officiers qui ont vécu les émeutes de 1988. Je ne pense pas qu'ils tirent sur le peuple algérien. En revanche, les services spéciaux et la gendarmerie peuvent tirer», raisonnait froidement Bruno Étienne.

Source: http://www.ledevoir.com/public/client-css/news-webview.jsp?newsid=4157

Le mardi 28 août 2001