Dimanche 26 février, 18h. Dans un des cafés de la capitale, Samira, 25 ans, agent commercial, et Tarik, 28 ans, employé dans une multinationale, débattent avec ferveur.

«Levée d’état d’urgence ou pas, ça ne change rien à nos vies, il faut que le système se bouleverse», tranche Samira. Tarik est d’accord dans le fond, mais pour lui, il faut aller tout en douceur. A chacun ses arguments. Samira est pour une action plus radicale, Tarik veut opter pour la prudence. Les idées fusent spontanément et on se permet même quelques notes d’humour. Attablé à leurs côtés, Djamel, 27 ans, agent de voyages, allume une cigarette et marque un arrêt avant de tenter de cadrer le débat : «Les jeunes, faut pas qu’on se disperse, il faut être précis.» Vus de loin, on s’imaginerait facilement que ces jeunes sont trop occupés à tenter de voler quelques instants de détente à un quotidien aussi plat que difficile, mais non.

C’est bel et bien encore un rendez-vous de militants qui tentent de créer un projet à soumettre au reste de leur groupe d’amis. Ils le font régulièrement depuis des semaines. Le besoin de changement est grand et pour une fois, les jeunes ne sont pas en marge du débat. Ils ont été les premiers à jeter la contestation dans la rue à travers les émeutes du mois dernier. Ils tentent à présent l’action pacifique. Le militantisme chez les jeunes Algériens prend de nouvelles couleurs, dans le fond comme dans la forme. Qui sont ces jeunes ? Et comment s’organise ce militantisme nouveau qui a pris son point de départ sur facebook, mais qui a réussi à s’ancrer dans la vie
réelle ? Dans cette euphorie ambiante, une chose est sûre, les jeunes militants s’affirment et cherchent de nouvelles manières d’exister dans cette atmosphère internationale propice au changement.


Du virtuel au réel


«Il faut qu’on s’organise, on peut faire la différence, on est nombreux à vouloir que ça bouge et ça peut bouger», explique, très enthousiaste, Samira. Son optimisme est justifié à voir l’actualité de ces derniers
jours : une mobilisation éclair pour la libération de Mohamed Gharbi, une rencontre de soutien au peuple libyen, la contestation des étudiants qui ne cesse de se consolider, des actions de sensibilisation au jour le jour, des réunions pour tenter de s’organiser : c’est un fait, les jeunes sont sortis de leur torpeur. Ils se réapproprient les espaces d’expression, sortent manifester dans la rue, mieux encore, ils aspirent, en grande partie, à se réunir autour d’un même mouvement fédérateur pour s’impliquer dans les affaires du pays. Le 12 février dernier, ils étaient nombreux à répondre à l’appel de la marche à place du 1er Mai, scandant des slogans fermes et tranchants. Un petit groupe s’est justement démarqué par sa ferveur dans la manifestation. Ils étaient une trentaine à accompagner le chanteur Amazigh Kateb, au rythme d’un karkabou qui n’a cessé de saccader leurs cris de colère. Pour réussir cette action, ils s’étaient justement réunis la veille pour préparer leurs banderoles et bien travailler leurs messages. Un autre groupe de jeunes, travaillant assidûment sur facebook, avec 2000 adhérents, (Algérie pacifique) était aussi présent pour la tentative de marche du 12 février et ce n’était pas leur première sortie dans la rue. Un mois avant, jour pour jour, ils avaient organisé un rassemblement à la place de la Liberté de la presse de la rue Hassiba Ben Bouali, pour exiger la levée de l’état d’urgence. Ce jour-là, une centaine de manifestants ont réussi à résister aux intimidations de la police. Ces différents groupes de jeunes ont des positions distinctes et des démarches qui divergent, mais ont un point commun crucial : le besoin d’un changement profond.


La peur du politique


Mercredi 22 février, 13h, le ministère de l’Enseignement supérieur est inaccessible. Des centaines de jeunes y bloquent l’entrée. Leurs revendications ont été clairement exprimées et leur détermination s’est montrée sans failles. «On milite pour nos droits, mais il est hors de question pour nous de faire de la politique», souligne Salim, délégué de l’USTHB. Autour, les cris fusent et les slogans de colère divergent. Mais pas d’hostilité affichée contre le pouvoir. «La politique risque de décrédibiliser notre contestation, on veut juste régler nos problèmes universitaires, pour le reste, on ne veut pas s’engager», explique Salima, une étudiante mobilisée pendant des jours. Et pourtant, sur le mur du siège du ministère, une pancarte en dit long : «Rachid Harraoubia vous a ajoutés comme ennemi sur facebook. Ignorer. Accepter ?». Facebook est incontestable dans la mobilisation actuelle et la politique n’est pas si loin. Yacine, étudiant et membre de la CNCD, hausse le ton pour se faire entendre dans l’agitation assourdissante qui l’entoure. Il explique : «L’idéal serait de s’associer aux autres jeunes qui s’organisent autour de préoccupations plus globales, mais la réalité est là : les étudiants ont peur de la politique, pour eux, elle est synonyme de mensonges et de perfidie.» Amine Menadi, initiateur du groupe Algérie Pacifique sur facebook, pense qu’il y a, justement, un grand travail de sensibilisation à faire auprès des étudiants pour qu’ils cessent de fuir la politique. Mais avant cela, il faut d’abord  relever le défi de la jonction. Rapprocher les émeutiers des étudiants, les facebookeurs des militants expérimentés et les étudiants des chômeurs révoltés ne sont pas chose facile. Plusieurs réunions par semaine se tiennent pour tenter tout de même d’y parvenir, dans les locaux de LADDH ou dans le Centre des ressources de la rue Larbi Ben M’hidi ou encore, de façon spontanée, dans des cafés et aux domiciles de certains jeunes militants. Et c’est le Mouvement de la jeunesse indépendante pour le changement (MJIC) qui y travaille.


Le MJIC, la tentative de jonction


Le Mouvement pour la reconquête citoyenne (MRC) est un des groupes nés dans la contestation des émeutes du mois dernier. Il réunit des artistes et des intellectuels qui «tentent avec spontanéité de se réapproprier l’espace public». Amel, 27 ans, scénariste, fait partie de ce groupe de jeunes qui guettaient mardi dernier la réaction de la police près du ministère de la Justice avant le lancement de la mobilisation éclair organisée pour demander encore une fois la libération de Mohamed Gharbi. Pour elle, le militantisme devient une réalité vécue au jour le jour. Le MRC, dont elle fait partie, a été créé pour «tenter d’articuler et d’exprimer pacifiquement les revendications des émeutiers de janvier», précise-t-elle. Leur démarche se veut intuitive et moderne. Ils sont à l’origine de l’action de solidarité au peuple libyen, organisée mardi dernier. Comme pour beaucoup d’autres groupes de jeunes, facebook a été pour beaucoup dans leur élan de contestation, mais ils ont gagné le pari de quitter les échanges virtuels pour activer sur le terrain. «L’Algérie traverse une crise politique et sociale avérée, les partis politiques ne répondent pas à nos préoccupations et ne proposent aucune alternative, on essaye donc de se structurer pour palier à ce vide», explique Omar, 30 ans, employé dans une boîte de communication et adhérent du MJIC. Le pari qu’il se lance avec les autres jeunes qui l’entourent s’est justement trouvé comme cadre cette nouvelle structure qu’est le MJIC créé ces dernières semaines pour fédérer tous les groupes existant sur facebook et ailleurs.

L’objectif, comme l’explique Amine, 29 ans, publicitaire, autre adhérent du MJIC, «est de tenter de réunir toutes les forces qui s’expriment dans la société ces derniers temps, au vu de la contestation ambiante pour porter et défendre les vraies revendications des jeunes Algériens, toutes catégories et tendances confondues». Dans sa proclamation de naissance, ce mouvement s’est fixé une idée de départ claire : «L’Algérie est dans l’impasse. Rester passif devant cette situation, c’est en être complice. Conscients des enjeux de l’heure, nous considérons que nos droits fondamentaux sont bafoués et nos acquis citoyens remis en cause.» S’ils s’entendent sur les principes de base pour créer le changement, ces jeunes, venus de divers mouvements, (groupes sur facebook : Algérie Pacifique, Algérie plurielle, militants de la LADDH, MRC, sympathisants de partis, tels que le FFS, le MDS, le PST et même le FLN et en grande majorité de jeunes indépendants) bloquent sur les méthodes et les démarches à adopter. De simples actions citoyennes aux positions les plus radicales, la divergence est tangible. «Des personnes infiltrées au sein du MJIC tentent de casser l’initiative, et il y a des divergences qui ont même mené à la proposition de deux dates différentes pour la deuxième marche de la CNCD (18 et 19 février), mais on résiste à tout ça», note un fervent adhérent du MJIC. L’enthousiasme général permet au mouvement d’avancer quand même, mais non sans se confronter au manque d’expérience et à la difficulté de réunir le plus grand nombre autour de la même démarche.


Les méthodes novatrices


Si ces jeunes ont du mal encore à s’entendre sur une ligne de conduite claire à adopter pour aboutir au changement auquel ils aspirent, il reste qu’ils ont des atouts de taille pour porter cet espoir. Des moyens de communication qui échappent à tout contrôle : facebook en est la meilleure illustration. Mais aussi des méthodes de mobilisation importées d’ailleurs qui peuvent cristalliser le souffle nouveau que tout le monde attend. Flyers, t-shirt, mobilisation éclair, slogans attractifs, reportages vidéo et photos, actions symboliques pleines de dérisions telles que celles initiées par le groupe Bezzzaf tout au long de l’année 2010. Autant de moyens qui permettent d’être plus près du besoin de modernisme de la société. «Le monde avance et il faut qu’on sorte de ces modes de communication obsolètes qui ont tué les partis politiques», explique Halim, 25 ans, étudiant en médecine, qui n’a pas manqué les deux appels à la marche de la CNCD. Le collectif Libérez Mohamed Gharbi s’est, d’ailleurs, illustré dans le domaine. En faisant circuler une pétition via facebook et en usant de moyens nouveaux de mobilisation qui ont inéluctablement donné de l’ampleur au combat pour la libération de l’ancien moudjahid qui, après la grâce présidentielle accordée en décembre 2010, devrait être libéré incessamment.

Un exemple qui a certainement participé à l’enthousiasme actuel. Mais le modèle international y est aussi pour beaucoup, notamment l’exemple tunisien qui a réussi une grande part de sa révolution grâce à facebook. Le défi de la jonction entre les différents mouvements de la société, la destruction de la peur qui entoure la politique, autant d’éléments forts sur lesquels doit se consolider le souffle nouveau qui traverse le militantisme algérien. Samira et Tarik ne sont pas d’accord sur la forme à donner à cette révolution à construire, mais ils sont sûrs que leurs efforts ne seront pas vains. «On nous dit souvent qu’on perd notre énergie pour rien, mais je suis sûr que dans le contexte actuel, chaque action et chaque expression pèse lourd, il faut qu’on en profite», tranche Tarik. Après une discussion de longue haleine, ils ont opté pour un projet subtile : la révolution par la culture. «Une manière de faire de la politique mais de façon moins agressive et plus voilée», explique Samira. «En fait, il faut jouer le même jeu que celui de nos gouvernants, avancer en toute discrétion», ajoute-t-elle. Il reste à soumettre le projet au reste du groupe et créer une nouvelle page facebook pour convaincre le plus grand nombre…


Appel à la marche de la jeunesse algérienne le 19 mars 2011
Un appel à la marche de la jeunesse algérienne vient d’être lancé pour le 19 mars 2011 de la place de la Grande Poste à la Présidence d’El Mouradia, initié par un groupe de jeunes, travaillant dans l’ombre et voulant garder l’anonymat pour donner plus de chance à cette action de réussir.
Ces jeunes se disent «indépendants de tout parti politique, institution militaire ou mouvance étrangère». La date symbolique de cette marche sert à rappeler le cessez-le-feu pour exiger de cesser la hogra pour construire une Algérie autre.


Source: El Watan