Né de la révolte des jeunes diplômés chômeurs de Sidi Bouzid – une ville du centre-ouest tunisien, située à 265 km de Tunis et en proie à des manifestations depuis le 19 décembre –, le mouvement qui agite la Tunisie gagne peu à peu toutes les sphères de la société, et s'installe au cœur même de la capitale.

À Tunis, un cortège de près de 200 avocats s'est joint aux manifestations organisées la semaine passée devant le palais de justice.  «Non à la torture, non à la corruption, non à la mafia au pouvoir en Tunisie»...

 

Le slogan n'est pas nouveau, et a déjà valu, au cours des deux dernières décennies, de nombreux enlèvements, peines de prison et intimidation aux avocats, journalistes et membres de collectifs de droit de l'homme ou de l'opposition politique, comme Souhair Belhassem ou Taoufik Ben Brik.

Jamais pourtant, depuis la prise de pouvoir du président Ben Ali, un mouvement social parti des campagnes n'avait à ce point fait son nid au sein même de la capitale. Avocat à la Cour de cassation et responsable juridique du Conseil national pour les libertés en Tunisie (CNLT), Abderraouf Ayadi n'a pas grand-chose à voir avec les «extrémistes» auxquels le président Zine El Abidine Ben Ali, au pouvoir depuis 1987 et officiellement réélu l'an passé pour un cinquième mandat consécutif, attribue ce profond mouvement de contestation qui secoue la Tunisie.

Sa participation aux manifestations lui a pourtant valu d'être enlevé, jeudi 30 décembre, devant son domicile. Un épisode raconté par l'avocat, que nous avons pu rencontrer malgré l'étroite surveillance dont il fait l'objet.

Abderraouf Ayadi

Au matin du dimanche 2 janvier, l'homme qui nous reçoit dans son cabinet situé à quelques rues du palais de justice de Tunis, semble très fatigué, mais conserve une détermination intacte. Dans la rue en contrebas, des policiers en civils scrutent attentivement les allées et venues, appareil photo à l'appui. «Le mouvement né à Sidi Bouzid est légitime, nous explique rapidement Me Ayadi, les slogans reflètent le rejet des élites car la Tunisie est gangrenée par la corruption.»

L'homme a le dos et le cou couvert de marques et précise les détails de son enlèvement :

  • Jeudi 30 décembre à 17h, on sonne chez la famille de Me Ayadi. Le fils de l'avocat ouvre et un homme, qui raconte avoir percuté une voiture, fait part de son souhait de retrouver son propriétaire pour établir un constat à l'amiable. Prévenu par son fils, Abderraouf Ayadi descend dans la rue jusqu'à sa voiture, quand une dizaine d'hommes surgissent et le rouent de coups. Les inconnus traînent l'avocat au sol et le poussent dans une voiture. Ses ravisseurs lui expliquent qu'ils l'amènent dans la montagne, loin de la ville, pour le tuer. La tête sous les pieds d'un des ravisseurs, Abderraouf Ayadi s'évanouit. Lorsqu'il revient à lui, il se trouve dans une pièce qui s'apparente à un bureau, attaché sur une chaise. Pendant une longue période, qui lui paraît durer plusieurs heures, plusieurs hommes se succèdent pour l'interroger. Si Abderraouf Ayadi refuse de signer une déclaration reconnaissant ses torts, on lui promet de mettre des explosifs dans sa voiture, de le torturer à mort ou d'assassiner tout ou partie de sa famille. À ce moment, il juge être détenu par ceux que beaucoup nomment en Tunisie la «police politique présidentielle», un corps opaque, indépendant du ministère de l'intérieur, réputé responsable des brimades, enlèvements et intimidations dont les opposants sont régulièrement l'objet. Déterminé, l'avocat garde le silence, avant que ses ravisseurs ne le relâchent en pleine rue, non loin du centre du Tunis, le lendemain matin.

«Il faut dénoncer ce terrorisme d'Etat, ne pas se laisser intimider», clame aujourd'hui Abderraouf Ayadi. Malgré la très forte pression qui pèse sur l'opposition politique en Tunisie, Me Ayadi a la chance d'être soutenu et d'appartenir à l'ordre des avocats, très actif et solidaire depuis la fin des années 1990. «Le peuple est aujourd'hui avide de liberté et l'emploi de la force légitime le mouvement social, estime Abderraouf Ayadi. Le peuple tunisien veut aller de l'avant. C'est un mouvement pacifiste très sain, porté par des syndicalistes et des militants des droits de l'homme, et non par des terrorites comme le pouvoir essaie de le faire croire», conclut l'avocat en assurant qu'il prendra part aux prochaines manifestations.

Lundi 3 janvier, c'était au tour des lycéens tunisiens d'appeler à la grève générale via les réseaux sociaux sur Internet, et de rejoindre un mouvement qui s'étend peu à peu à toute la Tunisie.

Source: La rédaction de Mediapart