Nous sommes à la veille du 5 Juillet, la fête de l’Indépendance et de la Jeunesse. Pourtant, j’ai un goût amer qui n’arrive pas à disparaître. Cauchemar. C’est le premier mot qui m’est venu à l’esprit en ouvrant un hebdomadaire algérien. J’ai mis du temps à réaliser que je ne rêvais pas.

En 2009, dans la presse de mon pays, des journalistes ont présenté un article avec un grand titre infamant barrant toute la page : “Djamila Bouhired n’a jamais été torturée”. Peut-on se taire devant un tel sacrilège ? Si je me tais, si nous nous taisons, bientôt on écrira en Algérie, comme Massu, que Larbi Ben M’hidi s’est suicidé dans sa cellule, qu’il y a eu très peu de victimes le 8 Mai 1945 ou encore, pourquoi pas, que de 1830 au 5 juillet 1962, la France coloniale n’a fait qu’essayer de pacifier et civiliser notre peuple barbare. Ailleurs, on appelle cela du révisionnisme.

Je ne prends pas la parole pour défendre l’honneur de Djamila, elle est vivante et n’a pas besoin de moi pour décider ou non de répondre à de telles insanités. Je prends la parole pour témoigner de ce que j’ai vu, de ce que j’ai vécu et de ce que je sais. Ni le journaliste qui a commis l’article ni la personne qu’il a rencontrée pour justifier ses mensonges n’étaient à ce moment-là présents.

J’étais présente au moment de l’accrochage. Djamila a été blessée par balle et elle a été arrêtée, seule. À partir de ce moment, plus aucun combattant n’a eu accès à elle jusqu’à son incarcération. Elle était seule, entre les mains des tortionnaires de la 10e Division parachutiste du général Massu dont tous les Algérois connaissaient les méthodes d’interrogatoire. Nos ennemis savaient à l’époque qui était Djamila Bouhired, à quel niveau de l’organisation elle se trouvait, ce qu’elle faisait et avec quelles personnes elle était en relation permanente, c'est-à-dire Larbi Ben M’hidi, Yacef Saâdi et Ali La Pointe, qui étaient encore en vie et en activité à l’époque. Les parachutistes savaient qu’ils venaient de faire “une prise” de première importance. Dès son arrestation, le travail “psychologique” de l’armée en direction du peuple algérien a commencé. Tout de suite, Djamila, comme tous les militants arrêtés, a été salie et dénigrée pour démoraliser la population et la couper des militants. C’est avec tristesse que je constate que ce travail continue.

C’est lors du procès de Djamila Bouhired que les informations ont commencé à sortir. Les débats sur la torture ont alors pris une dimension internationale parce que Djamila a décidé de faire de son procès celui de la France coloniale et de ses méthodes.

Rarement dans l’histoire de notre nation, une personne a si haut porté la voix des souffrances et du combat du peuple algérien. Elle l’a fait devant le Tribunal permanent des forces armées. Elle l’a fait devant une foule de pieds-noirs haineuse qui éructait et hurlait : “à mort, à mort la fellaga !” Si Djamila Bouhired est devenue le symbole qu’elle est, c’est parce que toute la presse internationale a relayé le courage et la dignité d’une femme seule devant ses bourreaux, d’une femme qui a choisi de s’habiller ostensiblement dans les trois couleurs de notre emblème pour dire sereinement à ses ennemis : “Parce que je suis algérienne, vous n’avez pas la compétence pour me juger. Oui, j’assume tout ce que j’ai fait ; oui, je suis prête à mourir ; oui, je reprendrai les armes pour refaire ce que j’ai fait dès que je serai libre.” Et c’est la tête haute, en chantant Min Djibalina avec Abdelghani Marsali et Abderahmane Taleb, qu’elle a reçu le verdict du tribunal la condamnant à mort sous les hourras de la foule des pieds-noirs. En ce mois de juillet 1957, les exécutions capitales allaient bon train dans les prisons d’Alger, d’Oran et de Constantine. Comme son peuple, c’est droite, debout, qu’elle a accepté la mort pour libérer son pays. Ce procès suivi dans La Casbah et dans tout le pays a fait date, c’est comme cela qu’elle est devenue un symbole. Symbole du chemin à suivre pour les Algériens, symbole de l’ennemi à abattre pour la France coloniale et symbole du combat à soutenir pour le reste du monde. Rappelez-vous qu’à l’époque, dans le Maghreb, dans le monde arabe, dans le monde musulman, en Occident et dans le tiers monde, de nouvelles-nées ont été prénommées Djamila en hommage à la lutte du peuple algérien pour sa dignité. En Égypte, Youcef Chahine, alors jeune réalisateur, a décidé de faire un film, Djamila l’Algérienne, pour marquer, face à l’Occident, l’honneur retrouvé que les Arabes pensaient avoir définitivement perdu depuis Salaheddine el Ayoubi. C’est cela qu’en 2009, avec légèreté et désinvolture, un journaliste algérien reproche à Djamila Bouhired et à Youcef Chahine.  Le mensonge et l’insulte ont commencé dans la presse coloniale. Je suis atterrée de lire aujourd’hui dans mon pays, sous la plume d’un compatriote, ce que nous n’avons eu cesse de combattre. Certains compagnons sont morts, ils ne peuvent plus se défendre. Nous sommes encore en vie alors que le travail de révisionnisme a déjà commencé. Nous allons nous aussi disparaître. Que lira-t-on dans cinquante ans dans la presse algérienne ? Cette question, au-delà des mensonges sur Djamila Bouhired, nous interpelle tous. Il est plus que temps de tirer la sonnette d’alarme : notre société est gangrenée. Comme peuple, comme nation, comme État, l’avenir de l’Algérie est gravement compromis si on ne revient pas à la vérité historique pour mettre un terme à cette infâme entreprise de dénigrement et de destruction de nos symboles. J’ai foi en la nouvelle génération. Elle est plus instruite. J’ai foi aussi parce que depuis des années, j’ai pu mesurer sa curiosité et sa volonté de mieux connaître l’histoire de son pays. Elle est fière d’appartenir à ce peuple, elle doit rester vigilante.

Z. D. (*) Moudjahida, vice-présidente du Sénat