Par Pierre Bénichou, journaliste au Nouvel Observateur, chroniqueur sur Europe 1 et sur France 2.

Je suis né à Oran en 1938, mon père avait créé une école pour accueillir les enfants juifs, après les lois antisémites de Vichy.



Albert Camus est venu y enseigner le français au début. Mes souvenirs ? Je n'ai pas tellement la nostalgie des paysages, mais plutôt celle des odeurs… Les odeurs d'épices, les odeurs de terre mouillée, qui sont typiques de l'Algérie et que je n'ai retrouvées nulle part ailleurs autour de la Méditerranée…

Pourtant, lorsque j'étais enfant, je n'avais qu'une envie, c'était de venir en France !

En regardant vivre les gens autour de moi, j'avais bien le sentiment d'une injustice, mais je ne me doutais pas que cela finirait tragiquement. On vivait l'injustice - c'est affreux à dire -, mais on s'y habituait. En 1955, je suis venu à Paris pour faire des études. À cette époque, je fréquentais beaucoup d'étudiants et d'intellectuels algériens et j'étais carrément partisan de l'indépendance. J'étais issu d'une famille de gauche et, avec le recul, je pensais que c'était trahir son idéal que d'être contre l'indépendance. Les gens du FLN ont pourtant commencé à me décevoir quand ils ont affirmé leur nationalisme.

Vous connaissez la phrase de Camus - « Entre la justice et ma mère, je choisis ma mère » -, elle a été très mal interprétée, mais je me demandais, moi aussi, si j'accepterais que les victimes de la révolution algérienne soient des miens. Puis il y a eu la mascarade de De Gaulle, ce « Je vous ai compris » qui reste le pire exemple du cynisme en politique. Alors il s'est produit, tout naturellement, cette chose extravagante : de sympathisant du FLN, je suis devenu un sympathisant des Français d'Algérie, même dans leurs pires excès. Ce déchirement réel m'a marqué pour la vie. Et pourtant, pour moi, il est impossible à quelqu'un de sensé et de sensible de ne pas avoir été à la fois pour les révolutionnaires algériens et - moins de quatre ans plus tard ! - pour les Pieds-Noirs déboussolés, méprisés, aux abois. On sait bien que le mythe du « Français d'Algérie millionnaire » a fait plus de mal à ce peuple que toutes les réalités historiques. Ce million de petits employés, de commerçants, d'artisans qu'on voulait « rapatrier » dans un pays qu'ils ignoraient, a pourtant réussi à s'intégrer en France. Eh bien ! c'est purement et simplement un miracle, dû à la capacité de travail, à l'ingéniosité, à l'humeur pied-noir.

L'indépendance était inévitable ? Bien sûr. Le colonialiste était mort ? Bien sûr. J'affirme que cette indépendance s'est faite dans les pires conditions de temps et de violences.

Aujourd'hui, l'Algérie me manque. Je vis avec cette Algérie, les odeurs, le soleil du petit matin, mais aussi et surtout ce mélange de vie au ralenti et de violence des sentiments. Alger, je ne l'ai connue qu'en 1981 - j'ai accompagné Mitterrand pour son premier voyage à l'« étranger »… Alger, c'est la plus belle ville de France ! C'est Rio, Alger ! Si vous voulez continuer à refuser l'expression « les bienfaits de la colonisation », surtout n'allez pas à Alger ! Les horreurs de la colonisation, c'était impardonnable, mais mon grand-père était un juif berbère qui parlait mal le français et mon oncle Paul Bénichou, était normalien à 16 ans.

Source: La dépêche

Recueilli par Dominique Delpiroux