Après la visite-surprise à Alger du chef de la diplomatie marocaine, la discorde entre les deux voisins du Maghreb apparaît plus que jamais comme une aberration politique, économique et humaine. Enquête sur un incroyable gâchis.
« Vous allez me vendre vos jeans et vos tomates, je vais vous apporter mes pétrodollars : croyez-vous que l'échange sera égal ? » Cette petite phrase-choc, prononcée il y a près de douze ans par Abdelaziz Bouteflika devant deux émissaires marocains, Saadeddine El Othmani ne l'a certes pas entendue de la bouche du président algérien lors de l'audience de trois heures que ce dernier lui a accordée dans la résidence Djenane el-Mufti le 24 janvier. Pourtant, reçu en frère maghrébin avec tous les égards, le nouveau ministre marocain des Affaires étrangères a eu droit à de longs rappels historiques, mais pas au geste qu'il espérait sans doute. La réouverture de la frontière commune, obstinément fermée depuis 1994, n'est toujours pas à l'ordre du jour tant persiste chez les dirigeants algériens, à commencer par le premier d'entre eux, la conviction selon laquelle il s'agirait là d'un cadeau fait au Maroc sans contreparties valables : des tomates contre des devises...
En réalité, si cette visite, la première d'un chef de la diplomatie marocaine en Algérie depuis neuf ans, a été tant suivie et commentée, c'est d'abord parce qu'elle est la traduction concrète du rapport inédit qui s'est établi à Rabat entre le gouvernement et le Palais royal. Chose impensable il y a peu, les affaires étrangères ayant toujours été le domaine réservé du souverain, il s'agit là en effet d'une initiative du nouveau Premier ministre islamiste, Abdelilah Benkirane. Certes ce déplacement n'a pu se faire qu'après concertation avec le Palais et avec l'accord du roi Mohammed VI, qui a remis à El Othmani un message pour le président algérien, mais il est évident que, en choisissant une destination aussi sensible pour le premier voyage à l'étranger de son ministre, le chef du Parti de la justice et du développement (PJD) a voulu marquer les esprits et se démarquer de ses prédécesseurs. Le PJD n'est pas l'Istiqlal, considéré à Alger comme l'archétype d'un certain chauvinisme marocain, et Saadeddine El Othmani n'est pas Taïeb Fassi Fihri, dont la pugnacité a plus d'une fois irrité l'hôte du palais d'El-Mouradia. Aucune critique « négative » n'a d'ailleurs été relevée dans les médias algériens à propos de cette visite, et les éditoriaux qui lui ont été consacrés n'ont pas donné lieu aux habituelles poussées de fièvre nationalistes.
Repentance
Réitéré à de multiples reprises à Rabat et par le roi lui-même lors de son dernier discours du Trône, le souhait marocain de voir la frontière officiellement rouverte ne pouvait donc être porté sous de meilleurs auspices. Las, de ce côté-là et en dépit de rumeurs aussi récurrentes qu'unilatérales (elles proviennent surtout du Maroc), rien ne semble bouger à l'horizon, tout au moins pour l'instant. Les raisons de ce qui apparaît comme une réticence inexpliquée d'Alger sont de deux ordres. Symbolique tout d'abord. En exigeant que soit au préalable abordé le dossier de l'indemnisation de leurs ressortissants expulsés du Maroc à la suite de l'attentat contre l'hôtel Atlas Asni de Marrakech, en août 1994, les dirigeants algériens veulent obliger le Maroc à reconnaître de facto qu'il s'est fourvoyé en attribuant cet acte terroriste aux services spéciaux algériens. C'est à la suite de ces accusations formulées à l'époque par le tout-puissant ministre de l'Intérieur Driss Basri - lesquelles n'ont jamais été prouvées, au point d'apparaître rapidement comme infondées - et des expulsions qui ont suivi qu'Alger prit la décision de fermer la frontière. Une telle reconnaissance - certains diront repentance - est-elle envisageable vue de Rabat ? Ce n'est pas exclu. Mohammed VI n'est pas Hassan II, et, en ce domaine comme en tant d'autres, il n'est pas lié par la part sombre, « basrienne », de son héritage.
Mais, cet obstacle symbolique à peine franchi (à condition qu'il le soit), voici qu'un autre, encore plus indicible celui-là, se profile : l'Algérie n'a aucun intérêt particulier et urgent à la réouverture de la frontière commune. Il ne s'agit pas là d'une revendication populaire pressante, aucune puissance étrangère ne l'y pousse - et d'ailleurs, aucune puissance étrangère n'a réellement d'influence sur l'Algérie - et les dividendes économiques qu'elle pourrait en tirer sont infiniment moindres que ceux que le Maroc peut en attendre. Une économie diversifiée et libéralisée comme au Maroc aurait en effet tout à gagner à l'ouverture d'un marché algérien hyperdépendant des importations, sans compter que le flux de visiteurs est-ouest (estimé à près de 2 millions de personnes par an) serait une aubaine pour l'industrie touristique du royaume. Cela, les autorités algériennes le savent, tout comme elles n'ignorent pas que la comparaison entre les deux économies en termes d'attractivité pour les investisseurs a depuis longtemps tourné à l'avantage du Maroc. « L'Algérie, dont les réserves en devises sont considérables, ne veut pas que l'instauration d'un Maghreb sans frontières la réduise au rôle de banquier-bailleur de ses voisins marocain et tunisien. Bref, elle n'est pas encore prête », résume un diplomate européen.
Petits pas
Ce type de raisonnement purement comptable vaut d'ailleurs également pour le dossier du Sahara occidental, dont on ne répétera jamais assez qu'il est la conséquence et non la cause de la mésentente entre les deux voisins. Le Maroc, auquel la mobilisation de toute une armée le long du mur de défense coûte cher, a tout intérêt à ce qu'une solution à ce conflit s'impose enfin, alors que l'Algérie, qui a fait prendre en charge par des réseaux d'organisations caritatives européennes l'essentiel de l'entretien des camps du Polisario, n'en a pratiquement aucun.
Si l'on ajoute à cet état des lieux l'absence quasi totale de tout contact direct, téléphonique et a fortiori physique, entre les deux chefs d'État, et faute d'un hypothétique esprit unitaire maghrébin qui n'existe guère que dans les discours, ce qui milite pour un rapprochement spectaculaire est faible. En revanche, les deux parties ayant décidé de laisser de côté ce qui fâche, une place existe pour l'accélération d'une politique des petits pas faite d'accords bilatéraux, dans les domaines agricole et gazier notamment. Des échanges a minima existent également sur le plan sécuritaire, même si le Maroc apprécie peu d'être exclu des diverses concertations antiterroristes saharo-sahéliennes parrainées par l'Algérie.
À défaut de rétablir ce qui manque le plus, à savoir la confiance réciproque au sein d'un couple qui n'a jamais connu que le divorce et la cohabitation conflictuelle, le séjour de Saadeddine El Othmani aura donc permis aux deux voisins d'accomplir un pas de plus vers l'autre. Combien en faut-il pour arriver à mi-chemin des 959 kilomètres qui séparent Alger de Rabat ?
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