Économie: "Art de bien administrer une maison, de gérer les biens d'un particulier ou de l'État."

Il est toujours bon de retourner au gros bon sens. Qu'est-ce que l'économie, si ce n'est de faire rouler un système qui procure à tous l'assurance de satisfaire leurs besoins? Si l'on s'entend sur cette définition on ne peut plus terre-à-terre, il faut bien reconnaître que l'économie mondiale va chez le diable.
Qui n'a pas un ami, un parent qui vient de perdre son job pour cause de fusion, dégraissage, rationalisation, consolidation, refonte, faillite (elle-même due à une fusion, un dégraissage, une rationalisation, etc.), et d'une gestion axée uniquement sur le profit?

Et surtout, nul ne peut arguer aujourd'hui que la gestion qui vise uniquement le profit n'est pas vouée à l'échec. C'est bien ce que révèle la débandade des Enron, Worldcom, Vivendi, Nortel, et j'en passe. "Tout le monde parle de ces compagnies comme si elles étaient des exceptions, explique Omar Aktouf, professeur titulaire de management aux HEC, membre fondateur du groupe Humanisme et gestion (et "accessoirement" détenteur d'une maîtrise en psychologie, d'une autre en gestion-économie du développement, d'un MBA et d'un doctorat en management!), mais c'est faux: ces entreprises ne sont pas exceptionnellement mal dirigées, elles sont à l'image d'un système généralisé. Toutes les grandes entreprises fonctionnent comme cela."

Selon Omar Aktouf, ces compagnies ont démontré que leur système était dépassé, et surtout inefficace parce que contre-productif. Accumuler à l'infini est irresponsable. "Tout cet argent qui ne circule plus, ce sont des sous dont des gens ne disposent plus pour consommer, donc des produits ou des services que d'autres ne peuvent plus fabriquer ou offrir, et ainsi de suite." Et si l'on pousse un peu plus loin, il faut se rendre à l'évidence: une famille qui s'enrichit sur le dos de milliers de travailleurs n'est plus garante d'un avenir prospère, et même les enfants de cette famille ne sont plus assurés que leurs petits-enfants auront du travail un jour. Faut-il plus d'arguments pour nous convaincre que la philosophie du profit pour lui-même est vouée à l'échec?

L'économie financiariste: une secte?
Omar Aktouf se livre à une démystification depuis les 30 dernières années. Car mystification il y a. "Moi, je considère que la rhétorique économique actuelle est une véritable casuistique qui, contrairement à d'autres domaines de la société, ne supporte aucune critique. Les économistes du management emploient un vocabulaire archi-spécialisé, un langage complexe, et ils croient que nous, mortels, ne sommes pas dignes d'explications; de plus, on culpabilise les chômeurs, et on reproche aux travailleurs de ne pas être assez productifs." Aujourd'hui, le véritable péché n'est pas le mensonge ou le vol, c'est de faire partie d'un syndicat!

Aktouf écrit: "L'argumentation néolibérale, quelle qu'elle soit, a généralement pour but de faire accepter l'inacceptable, de nous faire admettre comme normales, économiquement optimales, rationnelles (...) toute une série d'absurdités et même d'ignominies dans le monde actuel", avant de citer à pleines pages des "absurdités" comme celle-ci, par exemple: "Que l'ouverture des marchés et des frontières ne pénalisera en rien les producteurs du tiers-monde, tout d'un coup mis en concurrence avec les géants de l'industrie et de l'agro-industrie transnationales, qui peuvent, du jour au lendemain, déverser des tonnes de produits, venant de n'importe quel bout du monde et défiant tous les prix locaux."

L'homme a commencé à ruer dans les brancards quand il s'est aperçu que de prestigieuses revues scientifiques, qui avaient toujours publié ses articles tant il était réputé, ont commencé à les lui retourner de façon systématique. "Tant que je parlais cuisine, et que je "déconstruisais" ou "reconstruisais" les techniques de management, tout le monde était content. Mais quand j'ai commencé à questionner les fondements de cet économisme financiariste (qui a pour finalité le profit maximal et de court terme, contrairement à l'économie industrielle qui veut profiter à tous), on me renvoyait mes textes. Je me suis dit: ça suffit!"

Et le pamphlétaire a pris le crachoir. Aktouf a écrit ce livre, La Stratégie de l'autruche, les autruches étant tous ceux qui font semblant de ne pas voir que des hommes et des femmes accumulent des milliards sur le dos des chômeurs, des laissés-pour-compte, et de l'environnement. "On a ruiné des pays entiers, on gaspille la terre dans laquelle poussent les légumes, on déverse des produits hautement toxiques dans l'air et les cours d'eau pour enrichir, au bout du compte, des gens qui n'ont pas besoin d'autres millions. Allez dire ça aux adeptes du capitalisme néolibéral, et vous passez pour un damné, un pécheur, un envoyé du diable."

C'est que, par un retournement des choses extraordinaire, les adeptes de l'ego-économisme passent pour des gens pleins de vertus, alors que leurs profits se font souvent en trompant leurs concitoyens. Il n'y a plus d'argent dans le système de santé? C'est la faute au gouvernement, mais sûrement pas aux profiteurs de paradis fiscaux... Eux travaillent dur et méritent de mettre leur argent à l'abri des impôts!

Il y a quelque chose qui cloche...

L'école buissonnière
L'un des gros problèmes, selon Omar Aktouf, réside dans le terreau où poussent les économistes. "Le management, cette science très à la mode, est le bras armé de l'économisme financiariste. La seule logique consiste à apprendre à faire toujours plus de profit, mais jusqu'où? Personne ne se pose la question. Les fameux MBA fabriquent des technocrates, qui seront de plus en plus nombreux. Aux États-Unis, au rythme où vont les choses, la population diplômée en 2015 proviendra à 70 % des MBA." Et Aktouf n'est pas tendre avec eux... "Je ne me gêne pas pour dire que ces gens vivent dans des bulles; ce sont des maniaques de travail, des amputés du coeur, des handicapés affectifs qui confondent description, calcul et analyse avec sentir, juger et comprendre. Vivre, ce ne peut être que calculer. Ces gens manquent de culture générale, pas au sens d'en savoir plus que les autres, mais de pouvoir mettre en perspective leur savoir, et de faire preuve d'un minimum de sensibilité, de discernement."

Omar Aktouf sait de quoi il parle, lui qui enseigne aux HEC depuis plus de 20 ans. "Dans mes cours, je me bats constamment contre ces préjugés, ces idéologies, qui donnent aux étudiants l'impression que la domination économique est un signe de force et d'intelligence. Je n'en reviens pas encore de cette association. L'humain n'est pas une pièce de moteur que vous pouvez remplacer, interchanger. On ne me fera pas croire cela."

Pour l'avenir, Omar Aktouf évoque des solutions. "Il faut parler, expliquer, dénoncer, faire de l'éducation citoyenne. Ensuite, il ne faut pas hésiter à descendre dans la rue, mais pour nous-mêmes, pas pour représenter des ONG ou des groupes. On doit montrer qu'on est capable de refuser une situation en tant qu'individu. Enfin, je dirai aussi que les médias doivent cesser d'enfourcher le business sans poser de questions car leur crédibilité est en péril. Ils ne pourront plus continuer de jouer ce jeu sans perdre leur raison d'être: l'information, l'éducation."

En attendant, Omar Aktouf est sidéré: la revue Les Affaires recommande à ses lecteurs de lire... La Stratégie de l'autruche. Peut-être que les temps changent?

La Stratégie de l'autruche
Éd. Écosociété, 2002, 370 p.


Source: http://www.voir.ca/montreal/livres/livres.asp?Id=23122