"Quand les hommes vivront d'amour, il n'y aura plus de misère, et commenceront les beaux jours, mais nous, nous serons morts mon frère1".  Ces paroles célèbres sont issues de la chanson québécoise de Raymond Lévesque, qui écrivit cette œuvre en s'inspirant des malheurs causés par la guerre d'Algérie. Elle fut un succès populaire et peu de gens se doutent en écoutant cette mélodie qu'elle y fait allusion. Au Québec, lorsque Raymond Lévesque y retourne en 1958, la population s'intéresse d'avantage à ce conflit de décolonisation et la chanson revêt souvent une autre signification qu'en France ou de par le monde. Encore aujourd'hui certains Québécois se souviennent, à l'image de Denis Chouinard2, de l'inspiration et de la signification de ces paroles.


L'intérêt du Québec pour l'Algérie et son accession à l'indépendance va de pair avec la volonté d'émancipation de la province canadienne. La guerre d'Algérie devient alors pour certains nationalistes québécois un événement inspirant pour une part leurs luttes et leurs réflexions sur la souveraineté. Jusque dans les années 1956-1957, cette lointaine guerre coloniale ne représente pas un sujet majeur dans la vie politique et culturelle de la province. Magali Deleuze3 inscrit cet attrait important dans une redécouverte de la France par les Québécois. ("La redécouverte de la gauche française pour certains, celle de la France moderne et émancipatrice pour d'autres expliquent que la guerre d'Algérie fait véritablement partie de la mémoire québécoise4"). L'ampleur de ces évènements au Québec est considérable et a eu un écho au sein de la population. Plusieurs Québécois ayant vécu cette période m'ont ainsi rappelé leurs souvenirs et leurs connaissances de la guerre d'Algérie. Denis Chouinard, cinéaste réalisateur né à Laval, m'a également fait état de ses souvenirs québécois d'Algérie. Cette imprégnation dans la mémoire populaire apparaît comme un lien ténu entre ces deux peuples. De nombreux Québécois sont partis travailler en Algérie dans le cadre de coopération des entreprises phares québécoises, telles que SNC-Lavalin.

Cette particularité entre ces deux peuples travaillant (par des moyens dissemblables) à leur indépendance avec plus ou moins de réussite a scellé dans les années 1960, une amitié idéologique, un compagnonnage relatif. Magali Deleuze analyse et décortique les nationalismes québécois et l'influence du modèle algérien. Ainsi le nationalisme sociologique porté par la revue Laurentie et incarné par Raymond Barbeau un Etat corporatiste prolongeant la cellule familiale ainsi qu'un choix moral et politique dans lequel les peuples doivent s'émanciper du joug colonial. Il n'a qu'un lointain apparentement avec les nationalistes algériens. Mais Laurentie et Raymond Barbeau utilisent l'émancipation algérienne de la puissance coloniale comme un exemple à imiter et des raisons de croire à leur projet indépendantiste. Cette guerre de libération nationale doit être prise en compte comme un modèle pour les Laurentiens. Si l'on soutient l'autodétermination algérienne, ces mêmes personnes doivent soutenir l'accès à la souveraineté du Canada français. En janvier 1960, Raymond Barbeau écrit dans Laurentie : "On a aussi beaucoup entendu parler depuis quelques années même au Canada français de l'Algérie aux Algériens. Par exemple, Monsieur André Laurendeau a réclamé à plusieurs reprises l'autodétermination pour l'Algérie mais il écrit non moins souvent que la souveraineté du Québec est une évasion, une utopie5". En septembre 1959, un de ses collaborateurs, Pierre Guilmette, justifiait ainsi son intérêt pour ces évènements : "le nombre sans cesse croissant des peuples qui s'émancipent du joug colonial depuis bientôt deux siècles constitue un exemple que le Canada français ne peut ignorer6". La guerre d'Algérie apparaît alors pour ces nationalistes de droite, comme un instrument à étudier avec attention afin d'enrichir les moyens de lutte pour "bouter les Britanniques hors du Québec" (Laurentie est cependant une conception non raciste du nationalisme québécois stigmatisé par certains fédéralistes dont Pierre Eliott Trudeau dans ses écrits de Cité-Libre).

Une grande partie des intellectuels québécois durant cette période charnière pour l'histoire du Québec ont apporté leur contribution, internationalisant leurs pensées et leur vision du Monde. La guerre d'Algérie fut l'un des conflits les plus symboliques de la décolonisation. De ce fait, il est apparu comme un instrument et un moyen d'accès à l'indépendance pour le Québec. Son interprétation marque une fracture dans le mouvement intellectuel de la Province : le Québec était-il colonisé ? Les fédéralistes tel Pierre Eliott Trudeau répondirent bien évidemment non. Par contre dans la mouvance souverainiste en construction, les réponses furent nuancées et parfois même bien tranchées. La position de René Lévesque sera présentée en fin de paragraphe car il occupe une place spécifique à plusieurs titres dans le cœur des Québécois.

André Laurendeau, figure incarnant le renouveau du nationalisme québécois, rédacteur en chef du quotidien Le Devoir7, apporte une analyse des évènements algériens dans son journal à travers le prisme de son engagement pour un Québec plus autonome. "Tout en accordant une place de choix aux évènements dans son journal – auxquels il s'intéresse manifestement de près -, il tend à souligner les dangers et les souffrances que peut engendrer l'accession à l'indépendance plutôt qu'à insister sur la nécessaire libération des peuples et le développement du nationalisme à l'échelle mondiale, comme le font d'autres intellectuels québécois. […] Il veut, au fond, utiliser l'exemple algérien pour montrer que si le nationalisme est légitime, ce n'est toutefois pas à n'importe quel prix, et que celui de l'indépendance de l'Algérie est beaucoup trop élevé, aussi bien pour les Algériens que pour la France8". 1960 apparaît comme l'année de l'instrumentalisation de la guerre d'Algérie par les idéaux nationalistes tant pour les étayer que pour les rejeter. Il est ainsi très intéressant de souligner que cet événement apparemment lointain et insignifiant pour cette province a suscité tant de passion. Il a offert ainsi une tribune à ce pays en devenir qu'est l'Algérie. Plusieurs générations de Québécois se sont senties interpellées et ont apporté une attention toute particulière à l'Algérie alors que rien ne le supposait. Jusqu'en 1962 le devenir de ces "évènements" a une portée considérable sur le débat interne de la Belle Province. Elle offre aux intellectuels un modèle, un support ou bien un repoussoir afin de justifier et mettre en exergue leurs conceptions. Des personnalités comme Pierre Eliott Trudeau, futur Premier Ministre du Canada, utilisent cette situation pour légitimer leurs positions et décrédibiliser les théories souverainistes : celui-ci expose sa vision des choses dans un article resté célèbre "La nouvelle trahison des clercs" : "pour ce qui est de l'Algérie du GPRA, que nos indépendantistes citent toujours en exemple, on a prétendu que tout anticolonialiste sincère, qui veut l'indépendance pour l'Algérie, devrait aussi la vouloir pour le Québec. Ce raisonnement postule que le Québec est une dépendance politique, ce qui est bien mal connaître son histoire constitutionnelle.9" Il revendique ainsi une parenté entre le nationalisme algérien et le nationalisme canadien rejetant l'idée québécoise dans un nationalisme ethnique et francophone réactionnaire et dangereux. Il dénie le droit d'Etat-Nation au Québec. Ces néolibéraux réaffirment ainsi leur attachement indéfectible au Canada et refusent d'inscrire la politique québécoise dans un combat de décolonisation développant la thèse radicalement opposée des souverainistes qui voient la Belle Province comme une terre colonisée par Ottawa et l'Empire Britannique justifiant ainsi leur appui et leur parallèle avec la lutte algérienne.

Le RIN (Rassemblement pour l'Indépendance Nationale) ainsi que La Revue Socialiste notamment, s'inspirent des écrits de Frantz Fanon et d'Albert Memmi. En introduisant l'idéologie développée dans Les Damnés de la Terre, ils accentuent l'importance de la culture nationale dans l'idée de nation et inscrivent leur combat dans un mouvement de décolonisation. La branche la plus active de ce mouvement d'idées se reconnaîtra dans les actes par les prises de positions du FLQ (Front de Libération du Québec). Ce dernier explique que "l'anticolonialisme justifie toute action d'épuration nationale, et toute action, aussi violente qu'elle puisse être, pour rendre à un peuple tout ce qui lui appartient" (Raoul Roy). Le FLQ lors de la crise d'Octobre 70 demandera des visas pour Alger et une partie des militants sera accueillie par le régime de Boumediene. Certains depuis sont revenus vivre au Québec. L'analogie entre l'Algérie et le Québec est ainsi poussée à son paroxysme, mais elle fut également prise en compte dans la nature du mouvement souverainiste qu'allait porter le Parti Québécois et son chef René Lévesque : l'étapisme et le refus de la violence.

"La guerre d'Algérie fait dorénavant partie de la mémoire collective du peuple québécois10".

Marion Camarasa

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Je travaille actuellement entres autres dans le cadre de mes recherches sur la mémoire de la Guerre de Libération (1954-1962) dans l’émigration algérienne. Si vous souhaitez m’apporter votre témoignage, ce sera avec grand plaisir et je vous en remercie par avance.


1- QUAND LES HOMMES VIVRONT D'AMOUR paroles et musique: Raymond Lévesque 1956.
Quand les hommes vivront d'amour, Il n'y aura plus de misère Et commenceront les beaux jours Mais nous nous serons morts, mon frère  Quand les hommes vivront d'amour, Ce sera la paix sur la terre Les soldats seront troubadours, Mais nous nous serons morts, mon frère Dans la grande chaîne de la vie, Où il fallait que nous passions, Où il fallait que nous soyons, Nous aurons eu la mauvaise partie Quand les hommes vivront d'amour, Il n'y aura plus de misère Et commenceront les beaux jours, Mais nous nous serons morts, mon frère Mais quand les hommes vivront d'amour, Qu'il n'y aura plus de misère Peut-être songeront-ils un jour À nous qui serons morts, mon frère Nous qui aurons aux mauvais jours, Dans la haine et puis dans la guerre Cherché la paix, cherché l'amour, Qu'ils connaîtront alors mon frère Dans la grande chaîne de la vie, Pour qu'il y ait un meilleur temps Il faut toujours quelques perdants, De la sagesse ici-bas c'est le prix Quand les hommes vivront d'amour, Il n'y aura plus de misère Et commenceront les beaux jours, Mais nous serons morts, mon frère.
2- Cinéaste québécois engagé qui a réalisé L’ange de goudron film sur la communauté algérienne de Montréal.
3- DELEUZE Magali, L'une et l'autre indépendance 1954-1964 : les médias au Québec et la guerre d'Algérie, Coll. Histoire point critique, Ed. Point de fuite, Montréal, 2001.
4- DELEUZE Magali, op. cit. p. 26.
5- In BARBEAU Raymond, Laurentie, "le Québec aux Québécois",  janvier 1960.  pp. 373-374.
6- In GUILMETTE Pierre, Laurentie, La fin du colonialisme, septembre 1959. p. 345.
7- André Laurendeau a élaboré sa théorie au sein de la revue L'Action Nationale. Très attaché aux principes de Lionel Groulx sur les deux nations, il aborde la question nationaliste sous la forme d'un "autonomisme humaniste".
8- In DELEUZE Magali, op. cit. pp. 96-97.
9- In TRUDEAU Pierre Eliott, La nouvelle trahison des clercs, Cité Libre, Montréal, avril 1962. pp. 3-4.
10- In DELEUZE, Magali, op. cit.