Que penseraient les hauts gradés de l’armée d’une éventuelle levée de l’état d’urgence ? El Watan Week-end, à l’approche du 19e anniversaire, le 9 février prochain, de l’instauration de l’état d’urgence, a posé la question à l’un des plus anciens hauts officiers de l’ANP.



 

Qu’implique l’état d’urgence, concrètement, en  Algérie ?


L’état d’urgence fait partie d’une panoplie de mesures restrictives dont la première implication concrète concerne la restriction des libertés publiques. C’est un instrument pseudo légal permettant d’empêcher toutes les réunions publiques, manifestations ou la création d’associations à caractère politique. Pour rappel, l’état d’urgence a été mis en place en 1992, après l’arrêt du processus électoral. Dix-neuf ans plus tard, alors que le terrorisme est vaincu et que la réconciliation nationale a porté ses fruits, selon ses dires, le pouvoir refuse toujours de lever l’état d’urgence. Lorsqu’il est justifié par une situation exceptionnelle, l’état d’urgence doit être limité dans le temps et ne doit pas dépasser quelques jours ou quelques semaines.


Comme si le pouvoir avait peur du peuple !


Absolument ! Aujourd’hui un immense fossé sépare le peuple de ses dirigeants. Pour ces dirigeants, le peuple est une «populace», immature qui ignore son bonheur et sa chance de vivre sous sa direction.


Dans ces conditions, à qui profite le maintien de l’état d’urgence ?


Au seul pouvoir bien sûr ! Celui-ci ne veut à aucun prix que les Algériens puissent manifester leur opinion et débattre de la situation de leur pays. Il veut maintenir les Algériens en dehors de la vie politique.


Mais de quel pouvoir s’agit-il ? Celui de Bouteflika ou celui des militaires ?


Il n’y a qu’un seul pouvoir et c’est celui qui est entre les mains de M. Bouteflika, car, contrairement aux spéculations en vogue dans certains milieux dits bien informés, il n’y a pas de dualité de pouvoir en Algérie. Les militaires, et cela depuis plusieurs années déjà, se sont volontairement éloignés de la vie politique et ont confié les rênes du pouvoir à M. Bouteflika. Je sais qu’en disant cela, je laisserai sceptiques beaucoup de personnes persuadées du contraire.


Qu’est-ce qui pourrait faire évoluer la situation vers plus de démocratie ?


D’une part, des partis politiques crédibles capables de mobiliser une population et de l’encadrer et, d’autre part, des manifestations populaires massives et durables et non des feux de paille, comme cela a été le cas jusqu’à présent. L’autre hypothèse est liée à une éventuelle intervention de l’armée qui pourrait provoquer le changement. Cela me semble peu probable, car l’armée, qui se revendique comme légaliste, s’est rangée du côté du pouvoir politique actuel.


Mais l’armée n’est pas contre la levée de l’état d’urgence ?


Comme je le dis depuis de nombreuses années, la décision appartient à M. Bouteflika et uniquement à lui. Je suis absolument certain que les militaires ne verraient aucun inconvénient à la levée de l’état d’urgence. Mais ils ne peuvent pas imposer leurs points de vue, puisqu’ils se sont effacés de la vie politique. Personne, aujourd’hui, à l’intérieur du système, ne lui conteste ce pouvoir.

- Serait-il envisageable que le Président décide la levée de l’état d’urgence ?


Je ne le crois pas. Je pense d’ailleurs que c’est le dernier de ses soucis, lui qui se considère comme une bénédiction pour le pays, alors que celui-ci, depuis de nombreuses années, est à la dérive dans tous les domaines. Un pays naufragé, sans commandant et avec un équipage livré à lui-même. Je ne pense pas que M. Bouteflika ait pris la mesure du danger dans lequel le pays se trouve, ni des conséquences que pourraient avoir les événements de Tunisie.


Une révolution à la tunisienne est-elle envisageable en Algérie ? Et si oui ou non, pourquoi?


La révolution en Tunisie s’est distinguée par une montée en puissance progressive et soutenue dans le temps, des manifestations marquées par une prépondérance des adultes (les adolescents étaient quasiment absents) et par un accompagnement, pour ne pas dire un encadrement, d’une organisation à caractère sociopolitique, l’UGTT en l’occurrence. Tous ces facteurs ne semblent malheureusement pas être réunis en Algérie. C’est pourquoi, il me paraît peu probable qu’une telle révolution puisse avoir lieu chez nous, dans un proche avenir. Mais il n’y a, cependant, aucun doute que les retombées de l’expérience tunisienne auront des effets profonds sur la situation dans le monde arabe et notamment en Algérie.


L’Egypte connaît à son tour des troubles qui ont fait plusieurs morts. Ce pays peut-il basculer alors que le poids de l’armée est très fort (comparable à celui de l’Algérie) ?


Je ne pense pas que l’Egypte puisse basculer. Les Etats-Unis et l’Europe ne le permettront pas. Les enjeux géostratégiques liés à l’Egypte et au Moyen-Orient sont d’une telle importance, que ces pays empêcheront par tous les moyens ce basculement, quitte à imposer une plus grande ouverture politique tout en conseillant, avec «insistance», au président Moubarak et à sa descendance, de renoncer à un prochain mandat.

Bio express :

Le général Rachid Benyellès est sans doute l’un des plus anciens hauts gradés de l’armée algérienne : ancien secrétaire général du ministère de la Défense nationale, il a dirigé la Marine nationale avant de devenir ministre des Transports et membre du bureau politique du FLN sous Chadli. Il démissionne avec fracas du BP suite aux émeutes d’octobre 1988. Il s’est également porté candidat à la présidentielle de 2004 avant de se retirer.

 

Source: El Watan