Il a cherché à faire jouer à l’Algérie un rôle international important qui était à la mesure de son histoire.

Nous célébrons aujourd’hui le 31e anniversaire de la disparition de Houari Boumediene (27 décembre 1978). L’ancien président de la République algérienne n’a pas seulement, de façon inlassable, oeuvré à l’essor économique, social et culturel du peuple algérien. Il a, sans discontinuité, mis en oeuvre, dans une solitude parfois impressionnante, une politique étrangère progressiste, indépendante vis-à-vis des deux blocs de l’époque, respectueuse du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes et obstinément engagée vers la transformation des rapports économiques internationaux. La revue de quelques questions clés permettra d’en saisir la mesure: la question palestinienne, la construction du Maghreb, les relations algéro-francaises, le nouvel ordre économique international et, à partir de 1977, une nouvelle conception de la place de l’Algérie dans le monde.

La question palestinienne
Houari Boumediene (ci-après HB) n’avait pas de position dogmatique sur le sujet. Il exhortait les Etats arabes à aider les Palestiniens dans leur combat contre Israël pour recouvrer leur territoire et y édifier un Etat. HB n’avait jamais déclaré ni laisser entendre qu’il fallait détruire l’Etat hébreu, comme s’y risquera un fantasque chef d’Etat arabe, aujourd’hui converti à d’autres causes. HB inscrivait la lutte du peuple palestinien dans le cadre d’une lutte de libération nationale et n’a, à aucun moment, pas cherché à instrumentaliser la cause palestinienne, ni à des fins de politique intérieure (il n’en avait nul besoin), ni à des fins de suprématie régionale (le passage par Alger pour le traitement de toute question intéressant la région lui paraissait naturelle). Quant aux effets induits par la guerre d’Octobre 1973, cette guerre n’a pas libéré la Palestine ni Jérusalem. Mais c’est grâce au rôle exercé par HB que le monde arabe va se considérer, à partir de 1973, comme partie prenante au destin de cette région. HB est parvenu à convaincre les chefs d’Etat arabes que l’Occident ne cherche en réalité qu’à maintenir sous sa tutelle les peuples arabes et les dominer technologiquement, économiquement, militairement, de sorte qu’ils ne puissent plus se considérer comme des acteurs de l’histoire en train de se faire. A ceux qui continent de s’interroger sur la dimension d’homme d’Etat de HB, il convient de rappeler que HB n’avait pas seulement réussi à convaincre de la légitimité de la cause palestinienne des hommes d’Etat progressistes comme le suédois Olof Palme ou l’Autrichien Bruno Kreisky, mais réussit le prodige de retourner le rigoriste roi Fayçal à sa perception du règlement du problème israélo-arabe et pas seulement du conflit israélo-palestinien.
Cette gageure, HB, l’a tenue et c’est vraisemblablement d’avoir voulu adhérer à sa vision, que le roi Fayçal a été assassiné en mars 1975. Quant au président Sadate, il était légitime qu’il accédât au voeu de son peuple qui ne voulait plus se battre pour la paix. Ce faisant, aux yeux de HB, l’Egypte n’avait plus vocation à revendiquer son leadership sur le monde arabe, encore moins à dicter aux Palestiniens la conduite à tenir vis-à-vis d’Israël.
En ce qui concerne l’arme du pétrole, HB entendait l’utiliser, non pas à des fins de déstabilisation du monde occidental, comme a feint de le croire le Dr H.Kissinger, mais comme un élément de pression sur Israël et ses alliés, afin que l’ensemble du contentieux proche-oriental fût résolu (reconnaissance du droit du peuple palestinien à disposer d’une patrie et d’un Etat; restitution aux Etats arabes de la région, de l’intégralité des territoires annexés par Israël en 1967 puis 1973).

La construction du Maghreb
Il convient ici d’insister sur le caractère prioritaire que revêtait aux yeux de HB la construction du Maghreb. Mais dans l’esprit de HB, il s’agissait de construire le Maghreb des peuples, celui des Etats n’ayant jamais suscité son engouement parce qu’il avait la conviction que les gouvernants maghrébins n’incarnaient pas suffisamment les aspirations de leurs peuples. L’affaire du Sahara occidental met en cause le principe du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Mais était- il impératif de sacrifier la construction du Maghreb (autre nécessité historique) sur l’autel de la légitime libération du peuple sahraoui du joug colonial, alors qu’ aux yeux de Rabat, ce peuple eût pu trouver son polygone de sustentation dans un ensemble maroco-sahraoui puissant, viable et proche de l’Algérie? Toujours est-il que HB s’inquiète des visées expansionnistes du roi Hassan II, pourtant prêt à permettre à l’Algérie d’avoir un accès direct sur l’océan Atlantique. Mais HB estimait qu’il était normal qu’au regard de la tragédie de son passé, des sacrifices consentis pour son indépendance, de l’immensité de son territoire et de la richesse de ses ressources humaines, l’Algérie s’érigeât, peu à peu, en puissance régionale et même qu’elle se préparât à prendre le relais du Caire, comme directeur de conscience du monde arabe. Toutefois, en 1978, HB éprouve le besoin de transcender le contexte géostratégique du conflit qui relève, selon lui, de l’affrontement Est- Ouest, pour lui conférer un caractère strictement sous-régional, sinon même bilatéral. HB qui constitue un authentique non-aligné comme cela ressort de la doctrine qu’il a lui-même élaborée, en septembre 1973, à Alger, n’entend pas être l’otage de quelque grande puissance que ce soit. De son côté, le roi Hassan II, qui estime avoir soldé toute forme de contentieux avec Alger est plein de bienveillance pour notre pays dont il recherche le soutien. HB envisage alors d’entamer des négociations sérieuses avec le monarque chérifien, par l’entremise du conseiller de Hassan II, Ahmed Réda Guédira (confident du roi depuis alors plus de 20 ans). HB n’avait pas encore désigné son représentant, mais tout donne à penser que cette tâche allait revenir naturellement à Ahmed Taleb Ibrahimi qui connaissait parfaitement le dossier. Hélas pour le Maghreb, ce projet se trouvait encore dans les limbes lorsque HB tombe malade.

Les relations algéro-françaises
Eu égard à ce que fut la colonisation et aux circonstances dans lesquelles l’Algérie s’est séparée de la France, il était inévitable que les relations algéro-francaises, au lendemain de 1962, fussent très marquées par ce double contentieux historique. Leur normalisation s’est toujours heurtée à la résistance, ici du courant islamo-conservateur qui a toujours été influent, là aux groupes sociaux français nostalgiques de l’époque coloniale. La visite d’Etat effectuée, en avril 1975, par le président Giscard d’Estaing suivie par la visite en février 1976 de F. Mitterrand, alors 1er secrétaire du PS, témoignait de la volonté de HB de tourner définitivement la page du passé tumultueux des relations algéro-francaises, voire même de le solder. HB ne cessait de rappeler dans ses discours que l’Algérie comptait de nombreux amis en France (peut-être visait -il la gauche en particulier?) et que les relations algéro-francaises avaient vocation à se développer et à se densifier à travers la multiplication des échanges et des contacts. Il ne lui serait certainement pas venu à l’esprit de subordonner la relance des relations bilatérales à quelque repentance que ce soit, bien qu’il fût un nationaliste ombrageux. Ceci pour deux raisons: d’abord, il n’a jamais été quémandeur de rien vis-à-vis de qui que ce soit, trop fier pour solliciter la conscience des autres. Ensuite, il était pénétré de la certitude qu’en donnant lui-même une prime au renouveau des relations algéro-francaises, le temps viendrait où la totalité des historiens et plus tard des politiques français eux -mêmes admettraient que la période coloniale fut non seulement une succession de violences faites aux Algériens mais que les prétendus apports positifs de la colonisation (routes, barrages, écoles, ponts, hôpitaux, services publics,etc.) avaient été conçus en faveur de la minorité européenne, même si certaines catégories d’Algériens, au travers des luttes sociales, avaient pu arracher certains droits.

Pour un nouvel ordre économique international
C’est le président HB qui va concevoir et élaborer la doctrine du Nouvel ordre économique international. Si l’ancien président algérien mérite bien le qualificatif de visionnaire, c’est à propos du Noei. On peut encore aller plus outre et considérer que HB est le père fondateur du courant altermondialiste le plus constructif, celui qui inspire actuellement à certains Etats capitalistes quelques révisons déchirantes. C’est en 1974, c’est-à-dire 33 ans avant la fameuse crise des prêts hypothécaires consentis par les banques US à des emprunteurs impécunieux, que HB avait mis à nu les incohérences et les contradictions du système capitaliste dans sa prétention à aller toujours plus loin dans sa logique libérale et déclinait même le modus operandi d’une refondation des relations économiques internationales qui serait basée sur une meilleure régulation des flux économiques et financiers. Le discours prononcé par HB, lors de la session des NU, d’avril 1974 sur les matières premières, est un modèle du genre. Ce texte devrait être distribué à tous les élèves des sciences sociales du monde pour qu’ils puissent méditer sur la vision prémonitoire de HB de l’évolution des relations internationales et se poser la question suivante: s’il y avait eu une volonté politique à cette époque de concrétiser certaines seulement des recommandations de HB, le système économique mondial serait-il aussi désordonné qu’aujourd’hui? Le président HB n’avait-il pas eu raison trop tôt? (V. surtout l’analyse prophétique du Doyen A. Mahiou au Colloque d’Alger d’Octobre 1976 sur le Noei).

L’aggiornamento d’avril 1977 et la place de l’Algérie dans le monde
Il y a en réalité deux HB: le HB de la période 1965-1977 et le HB qui entame, à partir d’avril 1977 jusqu’à sa maladie, un impressionnant aggiornamento de sa politique destiné à permettre à l’Algérie de tenir son rang et sa place dans le monde, de façon à pouvoir continuer à peser sur un certain nombre de sujets. Douze ans après avoir engagé le pays dans un modèle de développement dont l’Etat était le principal agent d’impulsion, HB décide, en avril 1977, que le moment est venu de changer de cap. Pour ne prendre que l’exemple de la stratégie de développement des industries industrialisantes, HB ne peut que prendre acte que la rareté d’une main-d’oeuvre qualifiée, le niveau élevé des coûts d’acquisition des investissements et l’effet d’éviction des autres activités économiques et sociales (logements, équipements sociaux, couverture sanitaire, infrastructures socioculturelles, etc.) ont conduit à une impasse. Par ailleurs, la révolution agraire ne peut accéder à un niveau supérieur de son développement que si les fellahs y adhèrent ainsi que les appareils politico-administratifs en charge de son application. Quant à la généralisation de l’utilisation de la langue arabe (qui s’accomplit au détriment des langues étrangères), elle ne peut que faire obstacle à l’émergence d’une élite intellectuelle capable d’assimiler l’évolution sans cesse plus rapide des techniques et de la connaissance. Pour autant, ni la stratégie d’industrialisation par substitution aux importations ni celle de la valorisation des exportations, pourtant expérimentée avec un certain succès mais aussi des faiblesses évidentes par la Corée du Sud, Hong-Kong et le Brésil ne trouveront grâce à ses yeux Sa prédilection semble vouloir aller à une stratégie de développement endogène qui mettrait en tête de ses priorités la satisfaction du marché intérieur, une industrialisation maîtrisée (grâce à l’utilisation de technologies appropriées) et le développement de l’agriculture. Mais une année et demie seulement après son lancement, le président H.Boumediene décède sans qu’une évaluation objective de la fiabilité de cette nouvelle politique ait pu être établie. Ses successeurs entretiendront, quelque temps, dans l’opinion publique, l’illusion qu’un modèle de développement endogène serait le mieux adapté aux structures économiques et sociales du pays (Cf. Congrès extraordinaire du FLN des 15-19 juin 1980) mais très rapidement, devait prévaloir le pilotage à vue de l’économie qui s’étendra jusqu’à l’ajustement structurel imposé par le FMI à notre pays en 1994-1995. HB a cherché à faire jouer à l’Algérie un rôle international important qui était à la mesure de son histoire, des sacrifices consentis par sa population pour son indépendance et de la place géostratégique objective qu’elle avait vocation à exercer. Toutefois, cette conception n’était pas exempte de certaines illusions ni d’une sorte de pari pascalien sur l’unité du monde arabe. Elle n’en était pas moins farouchement attachée à l’indépendance nationale et à la volonté de valoriser les ressources humaines et matérielles du pays pour la prospérité du peuple algérien.

(*) Professeur d’Université
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Ali MEBROUKINE (*)

Source: http://www.lexpressiondz.com/article/8/2009-12-27/71176.html