Samedi 31 janvier 2016, dernier jour du mois de Yennayer dans le calendrier julien, ce calendrier romain adopté par les nord-africains avant l'islam, équivalent du 13 février 2016 dans le calendrier grégorien.

A Montréal, un avertissement de froid extrême, -40 degrès Celsius. Il est environ 18h. Mes doigts collent à la poignée métallique de la porte d'entrée du Centre Culturel Algérien (CCA) en essayant de l'ouvrir. C'est la brûlure sur le champ. Un phénomène nouveau pour moi. Pourtant, j'avais bien vu à la télé ces nombreuses langues québécoises collées à des poteaux. Mais, je pensais que c'était du cirque. J'apprend maintenant cette dure réalité aux dépens de mes doigts qui me font encore mal au moment d'écrire cet article sur mon clavier. A l'intérieur, le climat est beaucoup moins froid et chaleureux mais la moitié des participants qui devaient y être, pour partager le repas de Yennayer et participer à une table ronde, n'y seront hélas pas. Le froid étant logiquement un facteur décourageant en cette nuit de froid de canard canadien.

Mon premier contact durant cette soirée est le célèbre secrétaire du CCA, l'ingénieur Karim Settouane qui veille minutieusement à la logistique de la salle d'accueil, en mode multi-taches et avec une acuité visuelle haute-définition. Il connait les moindres coins et recoins de ces lieux pour avoir été un des fondateurs de ce centre de ralliement de la communauté algérienne et nord-africaine depuis la fin du 20e siècle. Et, près d'une vingtaine d'années plus tard, il est toujours présent pour servir avec ce sourire plein d'assurance, de bonne foi et d'affection fraternelle qu'il distribue généreusement aux compatriotes qui visitent.

Un moment plus tard, c'est le conférencier de la soirée, Dr. Brahim Benyoucef, qui arrive. C'est un homme très cultivé à l'allure digne, un chercheur, enseignant et expert en urbanisme et architecture, très versé aussi dans les sciences sociales, qui échange avec moi dans les coulisses sur la dimension berbère de l'Algérie et les conséquences de la révision constitutionnelle de ces derniers jours au pays. Il s'inquiète notamment du risque de noyautage de l'article sur l'officialisation de Tamazight par des discussions techniques tous azimuts et prématurées, des détails qui échappent au citoyen lambda, au commun des mortels, et qui pourraient finir la course dans la passion et la confusion des genres, entre des mains dogmatiques, et menacer ainsi un acquis linguistique, culturel et civilisationnel plusieurs fois millénaire qui n'a jamais eu besoin d'une formalisation étatique quelconque pour se transmettre. C'est un avant-goût d'une présentation qui s'avérera structurée et d'une analyse profonde des symptômes, des causes, et des remèdes aux dangers qui guettent ce processus d'officialisation de la langue autochtone en Afrique du Nord.

La table est mise sur le plan de la parole, bien que le couscous ne soit pas encore servi et que tout ce qui nous parvient de la cuisine, pour l'instant, ce sont ces délicieuses odeurs aromatiques traditionnelles qui font la marque du restaurant algérien Couscous Kaméla et qui viennent titiller et réchauffer nos narines quelque peu gelées par le froid de l'extérieur.

Les premiers participants arrivent et on décide de passer à table autour de ce couscous traditionnel au poulet, garni de légumes variés, que l'on dévore des yeux avant de goûter et de s'enfoncer dans les saveurs, toutes papilles déployées. L'atmosphère est détendue sur fond léger de mélodie musicale de Avava Inouva. Et comme cerise sur le gâteau, la famille Nait-Djoudi offre gracieusement aux participants thé, café et une fourchette de gâteaux traditionnels succulents. L'estomac étant maintenant rassasié, place à la nourriture spirituelle.

Après une brève introduction du conférencier, je lui cède la parole en ma qualité de modérateur. D'emblée, Dr. Benyoucef déplore le contraste dans une révision constitutionnelle d'une part inclusive (officialisation de Tamazight) et d'autre part exclusive (art. 51 dépossédant les bi-nationaux de la possibilité d'occuper les hautes fonctions de l'Etat).

Il s'inquiète des risques liés au processus de mise en oeuvre de l'officialisation de Tamazight et à la récupération par les ''ténors de la confrontation''. Il se pose de sérieuses questions sur la capacité de l'Etat à mener un projet d'une telle envergure, sur les motivations réelles du Régime. Il trace ensuite les grandes lignes pour prévenir et il recommande d'inscrire cette dynamique d'actions ''en dépit de l'Etat'' par la voie pacifique. Il prône une révolution tranquille à l'image du Québec des années 1960.

Le conférencier aborde quatre axes. Celui d'abord de la sensibilisation des masses à la diversité, d'accepter l'Autre. Les libertés fondamentales, de croire ou de ne pas croire, selon la devise coranique divine, et à plus forte raison normalement plus facile à accepter à l'échelle humaine. Prêcher l'harmonie entre les cultures, enseigner l'amour de Tamazight au peuple. Ensuite, l'axe institutionnel dans le sens des outils et des mécanismes. Une académie de langue amazighe composée de spécialistes multi-disciplinaires comme alternative crédible à l'académie berbère en France, afin d'éviter toute influence idéologique. Ensuite, s'inspirant de l'espace multiculturel canadien, un commissariat aux langues officielles, une sorte d'observatoire sur la conformité de l'acte et des pratiques officielles. Comme troisième axe, renforcer la résistance multi-millénaire sur le terrain. Le conférencier donne l'exemple d'administrations locales dans certaines régions comme en Kabylie, chez les Mozabites et aux Aurès, où les citoyens se font déjà servir dans leur dialecte, de manière naturelle et informelle. Et enfin, l'axe politique. Volonté et sincérité sont les valeurs recherchées et souhaitées chez les leaders de la démarche. Ici, le conférencier pousse un soupir.

Dès le lancement du débat, on constate chez les participants un consensus sur le doute par rapport à la révision constitutionnelle. Le conférencier y voit un renforcement de sa proposition d'engager une dynamique ''en dépit de l'Etat'' dans le sens de ''en dehors du Système''. Il pense au rôle du mouvement associatif, de la société civile. A l'enseignement d'un modèle éducatif basé sur la diversité des points de vue et des perceptions. Et il affirme que c'est dans l'Histoire que l'on trouve les bonnes réponses.

Il insiste sur le développement de Tamazight dans un contexte de libertés. S'inspirant du Coran, un des participants proposa la devise suivante: Pas de contrainte en religion, pas de contrainte en Tamazight. Le conférencier insiste qu'il ne faut obliger personne à apprendre Tamazight.

Une participante se demande si l'annonce récente par l'Etat de l'élargissement de l'enseignement de Tamazight à 28 wilayas d'ici le mois de septembre 2016 était une mesure suffisante de la bonne foi du gouvernement dans l'application de la révision constitutionnelle alors que le pays compte 48 wilayas en tout? Le conférencier suggère de rester optimiste, d'accepter que la mise en oeuvre se fasse en étapes et de donner le bénéfice du doute aux autorités avant de juger. Tout acquis pour Tamazight est à considérer. Dans la même veine, un autre participant fait remarquer que l'élargissement de cette mesure aux 48 wilayas était déjà attendue suite à la révision constitutionnelle de 2002 qui consacrait Tamazight langue nationale et pourtant 13 années plus tard, on en est encore à quelques wilayas seulement. L'étape d'officialisation, elle, devrait plutôt toucher l'alphabétisation des fonctionnaires de l'État. C'est dire que l'échéancier accuse un retard indéniable.

Une question fuse de l'audience. Évoquer Tamazight sans crainte dans l'espace public fut le fruit du printemps berbère de 1980. Tamazight est devenue constante de l'identité algérienne dans la constitution de 1996 suite à la grève du cartable de 1995. Ensuite, elle obtient le statut de langue nationale en 2002 après le printemps noir de 2001. A chacune de ces transitions, le peuple a payé un lourd tribut. La question est alors de savoir qu'est-ce que le peuple algérien a payé, ou va payer, au juste pour qu'on lui propose de faire passer Tamazight à l'étape de l'officialisation?

Cet événement est co-organisé par l'Association Internationale pour la Fraternité Amazighe (AIFA) et le Centre Culturel Algérien (CCA) à Montréal. Un merci spécial à notre ami Mustapha Abdelouahad qui, malgré l'effet de fatigue, a veillé avec nous pour capter les moments clés de cet événement, caméra à la main.

Samedi 13 février 2016
par Mohamed Nekili, Ph.D.

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