D’Ibn Batouta à Blaise Cendrars, en passant par Chateaubriand, la littérature du voyage a su arracher ses lettres de noblesse. Avec « Mes cousins des Amériques », d’Arezki Metref (Koukou éditons, 2017), poète, écrivain et journaliste, le lecteur prend son billet pour de grandes pérégrinations.
Un road trip. Et en quel autre espace pouvait-il avoir lieu, sinon les Amériques, filles de Colomb et d’Hollywood ? Ce grand voyage, A. Metref l’avait d’abord rêvé et a dû - pour le caresser et le réaliser - lutter contre un mélange de préventions.
Le rapport que les Algériens entretenaient avec les Etats-Unis au lendemain de l’Indépendance, du moins pour notre génération, était de l’ordre de la fascination et de la répulsion. Les Etats-Unis ? «J’en rêvais secrètement. Honteusement même», confesse Arezki Metref. Dans une Algérie qui battait pavillon de l’anti-impérialisme, avoir une inclination pour cet insolite continent pouvait relever de la connivence réactionnaire… Ainsi, au grand jour, ce paradoxe déchirant incitait à force de discours grandiloquents à taire une «coupable» inclination pour cette Amérique si lointaine mais si proche par sa production économique, cinématographique et musicale. Et par le pétrole… Pour Arezki Metref, le blocage s’estompera définitivement quand il sut que l’irréductible contempteur de l’impérialisme américain, l’admirateur sans borne d’Hô Chi Minh, «l’homme aux sandales de caoutchouc», avait fini par faire le voyage à New York. Le mur de Berlin s’était effondré avec ses rêves et ses impostures…

Une mondialisation de la famille algérienne
En vérité, le déblocage idéologique qui toucha les Algériens trouve, en grande partie, sa source dans la terreur intégriste qui s’abattit sur le pays au début des années 1990. Par milliers, les Algériens durent s’exiler, en Europe, au Canada, aux Etats-Unis. Ce qui donna lieu à une sorte de «mondialisation» de la famille algérienne. Il est très rare, aujourd’hui, de ne pas voir dans une famille algérienne, un fils, un frère, un cousin vivant en terre de «ghorba». Avec le développement des communications, le contact entre des mondes qui s’ignoraient, devenait un fait du quotidien, une banalité. Paris faisait figure d’une simple extension de la géographie algérienne, désormais, c’était «Allo ici, Tizi Ouzou, Ici El Bordj, ici Berouaghia, Ici Béchar», «Allo San Francisco»… Et San Francisco, c’était la chanson «If you’ re going to San Franscisco» qui tournait sur fond de «Peace and love» dans la tête du jeune Arezki Metref. Et la «Maison bleue adossée à la colline» - qui s’avèrera par la suite une demeure victorienne, prosaïque et sans nulle colline à laquelle se raccrocher… Le rêve souvent vaut mieux que la réalité.
On pourrait dire que le futur voyageur des Amériques s’était préparé par inadvertance, mais avec une gourmandise certaine, croquant livres et films américains, dont les personnages et les visages firent partie, à un moment ou un autre, de son quotidien. Jack London, Dashiell Hammett, Sacco et Vanzetti… John Reed - l’auteur des «Dix jours qui ébranlèrent le monde», et, seul étranger inhumé dans les murs du Kremlin… Le Vietnam. Comme dans une sorte de kaléidoscope, structurant, à la fois, la mémoire et une mythologie personnelle de l’Amérique. Au développement prodigieux du Capital - répressif quand ses intérêts étaient en jeu - répondait une grande culture humaniste, fruit des luttes sociales et syndicales. Et de consciences irréductibles. Le combat pour les droits civils a vu se lever des acteurs et des scénaristes prestigieux d’Hollywood. Le maccarthysme en brisa et en bannit les plus irréductibles. Même Charlie Chaplin dut s’exiler en Europe.

Frontières et road trip
L’auteur de «Mes cousins des Amériques» ne manque pas de se poser la question : par quel bout commencer sa relation de son voyage ? Il s’agit en fait de deux voyages distincts, en un an d’intervalle. Un premier «road trip» de près de 5 000 km en Californie et au Nevada, en 2015 ; le second, un voyage au Canada et a New-York ? La préparation est en elle-même une partie du voyage. Description minutieuse des rituels du voyage et de leurs singularités, surtout en ces temps de lutte antiterroriste par le monde. «Quand on est Algérien , toutes les frontières sont difficiles à franchir, à commencer par les nôtres.» Et bien, non, le contrôle fut plutôt bon enfant.
 
Attente d’un cousin d’Amérique
Première notation. San Francisco est «la première colonie chinoise», l’océan a la teinte boueuse des eaux stagnantes... Direction Manteca : l’autoroute, la Highway 580, comprend six voies ! Le cousin précise : «Oui, tout est grand, même le jus d’orange est conditionné en magnum de 5 litres.» L’œil à l’affût, Metref ne rate aucun détail ou rappel historique. La Californie appartenait au Mexique.
Le gigantisme américain, un lendemain de dimanche à San Francisco, est dans les proportions de l’assiette ! Et le passé beatnik de la ville est perceptible chez de vieux hippies attardés qui s’obstinent à traîner leur «flamboyance». Et de la génération de la Beat génération, il subsiste un établissement à l’enseigne en néon provocatrice. Ici, Jacques Kerouac posa un lapin à Henry Miller. La religion beatnik libertaire, nous rappelle Metref, trouva son acte de naissance dans un poème d’Allen Ginsberg. Et puis, comment rater Chinatown, transformée en boutique de souvenirs psychédéliques ? San Francisco : c’est aussi Bullitt et la fameuse course-poursuite avec Steve Mc Queen. Alcatraz et le fantôme d’Al Capone… Ce n’est qu’une entrée en matière au grand «road trip» d’une dizaine de jours en Mercedes décapotable en compagnie de l’ami Dahmane, installé depuis une quarantaine d’années aux «states». Là, il faudra un grand souffle pour suivre cette pérégrination. «Marcher, rouler, se déplacer à n’importe quelle heure du jour comme de la nuit, est comme inscrit dans l’ADN» de l’Amérique. En témoigne la route «66», qui relie Chicago le Pacifique à Santa Monica. Hectares agricoles, arbres innombrables et routes entretenues -une amende de 1 000 dollars frappe quiconque jette un mégot !- On croit que les Etats-Unis sont seulement accros au pétrole. Des forêts d’éoliennes témoignent que «la Californie s’est mise à l’heure de l’énergie propre», note Metref…
 
Des Algériens à Silicon Valley
Le voyage, c’est surtout les rencontres humaines. Et il ne manque pas de personnages remarquables dans la Napa Valley, riche en vignobles, où le réalisateur du «Parrain», Francis Ford Copola, possède un domaine. Tel Krimo, qui réside à s’y méprendre dans un village de Haute-Kabylie.
Dahmane et Krimo, deux êtres généreux qui ont monté une association, en solidarité avec l’Algérie, en particulier lors du séisme de 2003. On sait plus trop bien si c’est l’Amérique qui a créé le cinéma ou le cinéma qui a créé les Etats-Unis d’Amérique. Voici la capitale du Nevada, Carson City. Elle doit son nom à un pionnier de la Conquête de l’Ouest. Kit Carson. Ses BD faisaient naguère fureur au pays. Metref se questionne sur le regard qu’il porte sur cette Amérique mythologique. Ce n’est pas San Francisco, comme on le croit souvent, qui est la capitale de la Californie, mais Sacramento, bâtie sur les terres de Fort Sutter, vu et revu au cinéma jusqu’à l’usure… Depuis les années soixante-dix, la Californie, c’est aussi Silicon Valley. «Parcourir… Silicon Valley, c’est intégrer un univers de carte postale aux couleurs pimpantes». Mais une réalité moins brillante peut se cacher derrière l’opulence affichée. A Palo Alto, berceau de «la Vallée du silicium», dans un quartier des laissés-pour-compte, le record du plus grand nombre d’assassinats des USA avait été atteint en 1972… C’est au campus de Silicon Valley que réside une communauté de quelque 300 Algériens, enseignants ou cadres dans de grandes sociétés informatiques. Un débat réunira le reporter-voyageur avec eux, lequel conclura : «Quelque chose dans leur façon d’être, de s’écouter, de s’asseoir ensemble, me fait penser que c’est la première fois que je rencontre des Algériens vraiment bien dans leur peau.» Le charme californien. Dire que lors d’une campagne électorale, des hommes politiques algériens avaient promis sans vergogne une Californie made in Algeria…
 
Un ciel d’étoiles sur terre
Le voyage au cœur de l’Amérique se poursuit et les rencontres se multiplient, y compris au bord d’un parking d’autoroute. Echange insolite avec un vieil enseignant américain d’histoire sur Saint Augustin. Les Berbères qui furent «empereurs de Rome, pharaons d’Egypte». De quoi donner le tournis à cet Américain navré, qui ne situait même pas l’Algérie sur une carte... L’histoire, Hollywood l’a écrite et réécrite sans complexe au gré des «remakes». Et, mine de rien, voici la mythique Hollywood, à l’entrée de Los Angeles. Pèlerinage en accéléré à Hollywood Boulevard, qui tient d’un ciel étoilé et de la banale artère commerciale. Comme quoi, le cinéma rend plus beau le monde. Entretemps, Dahmane a récolté un P-V. mais il a trouvé un Algérien, Salah, qui vient d’El-Harrach et tient une boutique à Hollywood. Un beau scénario. Le road trip se terminera à San Diego, en passant par Las Vegas, une moderne «Byzance illuminée de plus de 24 000 km de tubes de néon…» C’est par avion que le voyageur retrouvera San Francisco et les petites cousines avant le grand retour. Toujours une référence à l’appui, «la ville la plus délirante d’Amérique», selon Michel Mohrt. Et Arezki Metref de s’interroger s’il ne s’était peut-être pas trompé de prologue. Boumediène aurait été, en fait, bon prince à l’égard des hippies en les accueillant, y compris l’un de leurs prophètes, Timothy Leary. Il fallait ce voyage à San Francisco pour recadrer des rêves de jeunesse. Mais le plus urgent maintenant c’est le voyage en écriture qui l’attendait. Pari superbement tenu pour ceux qui l’accompagneront en lecture avec ses «Cousins des Amériques» jusqu’au bout.
 
Un petit Maghreb à Montréal
Une année après, Arezki Metref reprendra ce que sa grand-mère nommait en kabyle «roplane». C’est plus un retour -après un premier voyage en 2001- à Montréal qu’une découverte. Encore une fois, c’est l’amitié qui alimentera la connaissance du Canada et du Québec, «peuple doublement exilé», ayant en arrière-plan ces «vieilles nations» d’Iroquois qui furent dépossédés de leurs terres et dont la civilisation fut bouleversée. A Montréal, de véritables retrouvailles de familles s’organisent au parc d’Angrignon, autour d’un barbecue du centre amazigh de Montréal, avant une série de rendez-vous pour l’arpenteur des Amériques. Il nous entraîne au «Petit Maghreb», «territoire ethnique», officialisé par le maire de Montréal en 2009 ! Un espace qui devait mutualiser les efforts en vue d‘une image positive des Algériens mais, semble faire problème aujourd’hui. Le clivage, illustré par une montée du fondamentalisme, s’affiche par l’habit et la relégation des femmes, ainsi qu’un nombre croissant d’inactifs. Dans les rues du quartier, la barbe et le hidjab… Au-delà, Montréal, c’est aussi le lieu de rencontres inopinées, de retrouvailles avec des amis d’enfance, de la cité des Eucalyptus de la banlieue d’Alger. Comme si un bout du pays s’était déplacé sur un autre continent. L’histoire du Canada s’est forgée aussi dans la confrontation de deux langues. C’est Hacène, l’ami d’enfance, qui résume l’histoire de la cohabitation du Français et de l’Anglais au Canada. Et ce serait encore l’histoire d’une erreur de navigation de Jacques Cartier, comme pour Colomb. Chacune des rencontres amicales apporte son lot d’informations et de leçons à l’aune de l’exil, avec ses bonheurs comme ses petits ou grands malheurs. Dans un premier temps, le voyageur réussit l’exploit de ne rencontrer aucun Québécois, à l’exclusion des transactions ordinaires. Et puis, le hasard fait bien les choses. Retrouvailles inattendues d’amis perdus de vue depuis si longtemps, qui resurgissent comme dans un film au ralenti, tel Mustapha Chelfi, une figure incontournable d’Algérie Actualité. Un chapitre est consacré à «Hamza à Ottawa»… Hamza et son rire homérique et ses blagues. La bonté incarnée et mémoire de jeunesses limpides. Retour à Montréal, ville-frontière elle-même, où commence et s’arrête à la fois «une patrie et un exil». Visages d’amis exilés, visages d’amis retrouvés, à la faveur d’une conférence.
 
New York Marathon
La boucle du voyage aux Amériques sera bouclée à New York. Cette fois, en bus Greyhound, ayant pour symbole familier ce fameux lévrier anglais. Metref cite l’Ode à Walt Whitman, de Garcia Lorca. C’est certain, il a dû aussi penser au poème de Garcia Lorca sur New York. Il cite Senghor, à propos de Harlem et de la nuit. Car «marcher, note Metref, dans New York la nuit, c’est se sentir doublement écrasé par les buildings et la débauche des lumières». New York, c’est l’étonnement assuré. Ainsi «dans la foule, des femmes en hidjab côtoient en bonne intelligence des clones de Femen, largement dénudées»… Mais les gens peuvent aussi se croiser sans se parler. Guidé par Mustapha, l’ami d’enfance, le visiteur devra faire le tour de New York en 48 heures. A peu près tous les centres d’intérêt, rêvés ou fantasmés, y passent. Tous ces lieux que le commun des mortels croit connaître, parce vus, passés et repassés sur grand ou petit écran. Citons, pêle-mêle, l’Hudson, Broadway, l’Apollo Théâtre, le temple de la musique noire des années 40, le Rockefeller Center, Wall Street, «l’antre du Capital», la 5e Avenue, Central Park… Un vrai marathon. A lire à tête reposée.
Autant sa plume peut être féconde, voire exubérante, autant, sinon plus, Arezki Metref sait prêter l’oreille, le regard, l’attention, aux récits des uns et des autres et de leurs ancrages, dont il tire la matière de ses relations et narrations, à travers une écriture, où il ne craint pas d’engager sa propre subjectivité. Et il a une telle mémoire des êtres, des choses et des faits ! Et l’art de raconter les menus détails qui font la grandeur d’un tableau. Et aussi loin qu’il s’éloigne dans la construction de son récit, il sait le parsemer de livres et d’écrivains (Steinbeck, Kérouac, etc.) référentiels. Pierres blanches de l’écriture où s’imbrique la littérature à la vie des choses quotidiennes. Au final, c’est aussi un voyage intérieur qu’il sonde, des interrogations capitales sur les origines et «notre identité fracassée au miroir, lui-même fêlé, du monde». Et l’Algérie au cœur comme une écharde avec ses ombres et ses éclats de lumière dispersés.
 
jeudi, 19 octobre 2017 06:00
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