La jeune productrice de cinéma, l’Algéro-Canadienne, Sara Nacer, reprend la caméra pour revisiter son Algérie natale en plein mouvement de contestation pour documenter le hirak, qui est à sa douzième semaine.
Elle a mis en pause un autre documentaire qu’elle préparait sur la rockeuse du désert, Hasna El Becharia, le temps de répondre à l’appel «très fort» du hirak. Entretien.
– Pourquoi avez-vous décidé d’aller en Algérie pendant le hirak ?
Parce que l’appel était trop fort. Avant le hirak, j’avais prévu d’aller en Algérie, puis j’ai changé mes plans, car je ne voulais pas rester enfermée à la maison et je m’étais dite que l’Algérie ce sera pour une autre fois. Mais au fur et à mesure qu’il y a eu la première marche, puis la deuxième, il y a eu comme quelque chose qui nous a tous surpris.
Même le discours de mes amis en Algérie avait changé. Au départ, ils étaient sceptiques, mais ils ont fini par rejoindre le mouvement, même les plus désillusionnés d’entre eux. A ce moment-là, je me suis dite qu’il y a quelque chose de vraiment historique qui est en train de se passer. Et en tant que cinéaste, j’avais ce besoin d’aller documenter les événements. Ca ne se vit qu’une seule fois, il fallait être sur place.
– Est-ce que vous aviez des appréhensions en allant en Algérie ?
Je n’avais pas d’appréhension particulière, mais le premier jour, quand je suis arrivée à l’aéroport, j’étais un peu déçue, comme si je m’attendais à un pays en émoi et en mouvement au sens propre du terme. Et je me suis rendue compte que les réseaux sociaux amplifiaient un peu le mouvement.
Les gens vivaient normalement, tout se passait le vendredi et au centre-ville. En dehors du centre-ville, les gens vivent leur vie normalement et se préparent à marcher le vendredi. Par contre, concernant le discours des gens, aux premières personnes rencontrées, on se rend compte que cette fois-ci c’est différent.
Il y a quelque chose qui se passe. Pour la première fois de ma vie je vois les gens se réapproprier l’Algérie. Ils ne parlent plus de l’Algérie en disant «eux», ils disent «nous». En écoutant le discours des étudiants qui font preuve d’une maturité surprenante, je me suis dite ils étaient où ces gens-là pendant les 20 dernières années ?
– Et puis vous avez pris part à une manifestation le vendredi…
Oui, j’étais au regroupement des artistes au TNA, j’ai été à la Grande-Poste pratiquement tous les jours, j’ai fait la banlieue d’Alger pour voir comment ça se passe en dehors du centre-ville. Et ce qui m’a le plus marquée, c’est l’optimisme. Il y a une fierté. C’est la maturité et la conscience politique des gens, quel que soit le milieu d’où ils viennent.
Que ce soit des milieux défavorisés, un peu plus aisés ou des intellectuels. Paradoxalement, ce n’est pas chez les intellectuels, mais dans les quartiers les plus populaires, qui constituent la majorité, que j’ai entendu les discours qui m’ont le plus convaincue. Et quand la majorité parle avec maturité, avec conscience politique et qu’elle est capable de décrypter non seulement les événements, mais se projette dans le futur, elle vous rassure aussi sur le caractère pacifique du mouvement.
J’avais les larmes aux yeux à ce moment et je me suis dite que je n’ai plus à m’inquiéter.Vous savez, j’ai grandi à Alger. Et pendant les marches, je me disais où suis-je ? Les gens s’excusent s’ils vous touchent… c’était émouvant. Les gens sont venus en famille avec leurs enfants, il y avait des gens qui venaient des autres wilayas.
– Pourquoi avez-vous décidé de documenter le hirak ?
Je l’ai décidé pour plusieurs raisons. D’abord, il y a cette nécessité de documenter ce mouvement pour demain. Pour que les autres générations le vivent de l’intérieur et le voient. Ce qui était important pour moi, ce n’était pas forcément le mouvement en lui même, mais tout le discours autour.
J’avais aussi envie de donner la parole à ces gens qui composent l’Algérie d’aujourd’hui et qui vont construire l’Algérie de demain. C’est aussi une manière de rassurer ceux qui sont loin et qui sont ici au Canada et de leur faire vivre ça avec moi. J’ai non seulement filmé les manifestations et les préparatifs avec le groupe avec qui j’ai manifesté, mais j’ai aussi interviewé des jeunes d’un peu partout.
– Vous avez rencontré le jeune Sofiane «Yetnahaw gaa». Racontez-nous cette rencontre…
C’est la rencontre la plus touchante de ma vie. Sofiane est devenu une icône de la Révolution en quelques secondes avec sa phrase «Yetnahaw gaa». Le hasard fait bien les choses, l’entrevue de Sofiane s’est faite avec l’activiste Fares Kader Affak. J’avais en face de moi un militant qui a 30 ans de militantisme et qui a fait Octobre 1988, politisé et qui maîtrise plein d’enjeux et puis un jeune de 30 ans qui est devenu l’icône de la Révolution en deux mots. Sofiane parlait et Farès répondait et expliquait à Sofiane pourquoi il est devenu une icône. Il lui expliquait, lui décryptait ce phénomène.
A un moment, je n’ai même pas eu besoin de leur poser des questions. Je les ai laissés discuter et leur débat était encore plus intéressant que l’entrevue. Parce que le dialogue était entre deux personnes qui, finalement, représentent toute cette Algérie.
– Est-ce que Sofiane «Yetnahaw gaa» avait une vision pour l’avenir ?
Comme je l’ai mentionné plus tôt dans notre discussion, Sofiane a été le plus touchant de toutes les personnes que j’ai rencontrées. Il a été le plus authentique. Il vient d’un quartier populaire et c’est quelqu’un qui a une famille à nourrir. Il travaille comme serveur dans une pizzeria.
C’est le profil du jeune qui survit au jour le jour. Mais qui est résilient. Il a parlé des harraga qu’il connaît et qui sont partis ou qui sont morts en mer et parmi eux des amis à lui. Il a parlé de l’Algérie profonde et de ses aspirations, de l’avenir de ses enfants. Et il a eu le discours le plus bienveillant pour la diaspora, contrairement à certains intellectuels qui parlent des Algériens de l’étranger comme si c’était des lâcheurs.
Il a dit qu’il était conscient que tous les enfants d’Algérie, surtout ceux qui sont ailleurs, aimeraient être là. Pour lui, on ne les a pas laissés démontrer leurs compétences et ce sont les premiers qui doivent rentrer parce l’Algérie a besoin d’eux : ils ont les connaissances qu’on n’a pas dans certains domaines.Et c’est Sofiane «yetnahaw ga3» qui a dit ça et pas quelqu’un d’autre.
– Votre film sera certainement présenté au Canada. Avez-vous un message à dire au public canadien à travers ce film ?
Oui, bien sûr. Et pour vous dire, ce qui a déclenché tout le processus, c’est ma participation à un débat sur Radio Canada au début du mois de mars dernier. Avant, j’essayais de garder une distance sereine avec l’Algérie, parce qu’objectivement, on ne peut pas vivre entre deux pays. J’ai reçu beaucoup de réactions après mon passage à la radio, dont certaines de mes collègues au travail.
Certains m’ont dit littéralement qu’ils ne savaient même pas que ce pays existait, parce que, pour eux, l’Algérie était noyée dans les pays arabes, les pays musulmans, etc. Et là, du jour au lendemain il y a ce peuple qui se distingue quelque part sur la planète par des actes extraordinaires, par une Révolution pacifique, par l’humour et par son génie populaire.
Et en fait, ce peuple est peuple..il y a une sorte de fierté là-dedans. Quand des journalistes m’appellent pour leurs recherches sur l’Algérie, parce qu’ils n’ont aucune idée de quoi ils doivent parler, je me dis que c’est peut-être à nous de dessiner cette Algérie dans l’imaginaire de ces gens-là.
D’où ce sentiment de devoir dessiner cette image, parce que les gens ne nous connaissaient pas. Il y a aussi ce sentiment de devoir transcrire dans l’imaginaire collectif, pour la première fois, l’Algérie en tant qu’Algérie et non comme quelque chose qui appartient à quelque chose d’autre.
– Que gardez-vous de ce séjour en Algérie ?
En quittant l’Algérie, pour la première fois de ma vie, je suis revenue apaisée et sereine. Je ne m’inquiète plus pour l’avenir. Ses enfants s’occupent d’elle sur place. La diaspora a parfois le sentiment de l’avoir un peu lâchée, mais là, nous sommes rassurés.
C’est clair que nous avons nos vies dans la société canadienne dont nous faisons partie maintenant. Mais, aujourd’hui, nous n’avons plus ce sentiment que le pays est perdu ou qu’il est livré à lui- même. Il est entre les mains de ses enfants qui sont extraordinaires et c’est ce qui nous fait le plus grand bien.
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