Le grand penseur et spécialiste de la pensée islamique, l’Algérien Mohamed Arkoun, est décédé mardi soir à Paris à l’âge de 82 ans. L’islamologie a perdu en sa personne un Islam en quête de relecture. Nombreuses réactions à travers le monde. 

 

C’est un grand monsieur qui s'en est allé, tout doucement, dans la discrétion qui l'a toujours caractérisé. Mohamed Arkoun, professeur émérite à la Sorbonne Nouvelle et chercheur sur le fait religieux et l'histoire de la pensée islamique, est mort  mardi à l'âge de 82 ans l «Sa lumière va nous manquer, dans cette nuit obscurantiste et xénophobe qui submerge notre pauvre monde !», comme le souligne à juste titre un de ses proches amis, George Morin, le président de l'association Coup de Soleil. De certaines de ses conférences, nous proposons ces extraits d'articles publiés par El Watan et que les lecteurs intéressés pourrons retrouver dans leur intégralité en consultant nos archives.

La présentation du roman de Jacques Attali, La Confrérie des éveillés (éditions Fayard), mercredi 30 mars 2005 (lire El Watan du 4 avril 2005) au centre culturel algérien avait permis un excellent échange entre l'auteur et Mohamed Arkoun. Au centre de cet échange, le rapport entre la religion et les sciences, la religion et la liberté de pensée, le contrôle du pouvoir politique et religieux sur l'épanouissement d'une pensée critique. «Pourquoi l'Islam, plus que les autres religions a-t-il développé la science aux Xe, XIe et XIIe siècles et qu'on ne retrouve pas dans nos livres d'histoire ?», s'était  demandé Jacques Attali. Son livre, Jacques Attali l'avait conçu aussi comme «une réponse à ceux qui disent que l'Europe n'a pas de dimension musulmane». «Des hommes ont assuré cette charnière : Ibn Rochd le musulman, Maïmonide le juif, un siècle plus tard, Thomas d'Aquin le chrétien» qui va déboucher sur le droit de penser libre, avait-il ajouté. «La science ne va pas contredire le fait de croire. Dieu est une abstraction, l'univers est infini, proclame Ibn Rochd.»

«Maïmonide et Ibn Rochd pensent que la science est compatible avec la religion. Maïmonide va inscrire un courant rationaliste dans le judaïsme. Il a eu des disciples.»  Mohamed Arkoun, avec la précision de l'historien, avait souligné que l'espace méditerranéen va être parcouru par une pensée d'expression arabe, la langue arabe étant la langue officielle commune à tous les intellectuels qu'ils fussent juifs, chrétiens, perses... L'espace méditerranéen, que Mohamed Arkoun définit comme un espace géo-historique et géo-culturel, s'étend de l'Iran jusqu'à l'Atlantique en incluant tout le sud de l'Europe. «Historiquement, sociologiquement, culturellement, l'espace méditerranéen est un ensemble cosmopolite avec la coexistence de plusieurs groupes ethniques, religieux.»

L'historien soulignait que «le XIIe siècle marque la fin d'une page d'histoire connue comme une page humaniste de la pensée d'expression arabe alimentée par des intellectuels iraniens, berbères, arabes, une philosophie inscrite dans une marche continue depuis la Grèce hellénique». Cordoue, malgré son rôle éminemment important, dépendait de sa source pour toutes choses de Baghdad, avait rappelé Mohamed Arkoun. Le problème de communication entre l'Andalousie musulmane et le Proche-Orient était tel que les fouqaha de l'école malékite prennent le pouvoir à Cordoue. «Ce sont eux qui sont responsables de tout ce qu'ont fait les Almoravides en Andalousie et au Maghreb. Cette classe socio-idéologique va faire barrage à beaucoup d'écoles de pensée musulmane qui s'étaient épanouies en Iran, en Irak.»

Les juristes malékites contrôlent toute émergence d'écoles de pensée religieuse. Le philosophe Ibn Rochd appartenait à une grande famille de juristes, il était lui-même grand cadi de Cordoue. «En tant que juriste, il était sous contrôle de ses collègues malékites. Même lui n'a pas pu influer sur l'évolution du droit au Maghreb.» «Cette lutte entre la religion et la science était une lutte politique, une lutte de classes et qui se couvrait du prétexte de la religion. C'est parce qu'il y a eu cette opposition constante que la philosophie a vécu dans la marge. Après la mort d'Ibn Rochd, il n'y a eu personne, c'est la sociologie de l'échec d'Ibn Rochd dans le contexte islamique et sa réussite dans le contexte chrétien.» Mohamed Arkoun observait que dans la période contemporaine, depuis les indépendances, l'Andalousie est utilisée comme «référence apologétique de soi. Cela a fait des ravages chez les jeunes». Et de signaler qu'aucun historien n'a expliqué la précarité de la pensée musulmane. «Au Maghreb, la philosophie est tenue à distance.» Selon Mohamed Arkoun, «la place de la théologie dans la pensée islamique est un débat impossible aujourd'hui car il n'y a plus de pensée théologique dans les pays musulmans, on fait des fetwas.

Aujourd'hui dans tout le Maghreb, il n'y a qu'une seule école, l'école malékite». «Pour Jacques Attali, l'équilibre entre la liberté de penser et l'impératif de ne pas sortir de la communauté chez les juifs est fait par la jurisprudence, ce qui explique que «le judaïsme est prêt à entrer dans la modernité». Mohamed Arkoun répliquait que «jusqu'aux XVe et XVIe siècles, ni en chrétienté, ni en Islam, ni dans le judaïsme, on ne peut parler de liberté de penser. Au temps de Maïmonide, c'est un anachronisme. Maïmonide reste au régime commun de la vérité aux trois religions monothéistes». «Le régime de la vérité est que la raison est serve de la parole révélée, la modernité c'est de dire que la religion relève du privé.» «La modernité, c'est le regard de la raison sur la raison. La modernité, c'est la rupture proclamée par la raison.»

En Europe, du sang a coulé pour que cette rupture se réalise. «Pour les musulmans, le Moyen âge continue.» Mohamed Arkoun précisait que pour les juifs, c'est plus aisé parce que jusqu'à la création de l'Etat d'Israël, il n'y a pas de puissance d'Etat, de pouvoir politique pour exercer de contrôle sur la pensée religieuse, la philosophie, d'où un espace de liberté de penser. «Dans le parcours de la pensée juive, son caractère de minorité sans Etat représentait un avantage qui permettait le développement d'une pensée critique». «Les musulmans ont pris du retard pour connaître leur passé, ils sont dans le mythe, même à l'université.» Dans une autre conférence qu'il avait animée fin janvier 2006 (El Watan du 30 janvier 2006) au Centre d'accueil de la presse étrangère de Paris, à l'invitation de la presse arabe, Mohamed Arkoun s'était attaché à expliquer pourquoi l'attitude humaniste a disparu dès le XIIIe siècle en Islam et plus récemment en Europe, et à examiner les conséquences de cette disparition dans la pratique politique et la vie des sociétés, notamment depuis 1945. «Il faut comprendre la corrélation historique entre la montée des idéologies radicales de combat et la généralisation de la pensée jetable dans toutes les sociétés contemporaines», avait-il précisé.

«La philosophie, c'est l'autonomie de la raison...»

Mohamed Arkoun avait commencé sa conférence par un appel au secours des intellectuels arabes isolés et dont les travaux ne sont pas répercutés par les médias. «Je suis déçu par l'attitude des journalistes occidentaux, et encore plus par celle des journalistes arabes. Combien d'entre vous ont connaissance de ce livre», en montrant son dernier ouvrage Humanisme et Islam. Combats et propositions (éditions Vrin, 2005). «Tous les Arabes se plaignent de ne pas avoir d'intellectuels, il faut se donner le temps de savoir qu'il y en a et qu'il faut les lire. C'est une situation grave. Je suis un chercheur engagé, je parle au monde arabe, comment vais-je l'atteindre ?» Il avait ajouté que son livre n'est pas traduit, parce qu'il n'y a pas de traducteurs. Et encore : «Les libraires doivent s'abonner aux éditions spécialisées. Ce sont les libraires qui se chargent de trouver des traducteurs. Voilà ce que j'appelle la solidarité, celle de tous les métiers du livre.» Et de dire ensuite qu' «il faut que la langue arabe soit dynamique. Ce n'est pas encore une langue de recherche en sciences sociales. Les outils de la réflexion évoluent constamment, comme les outils du chirurgien».

Humanisme et Islam. Combats et propositions / Un livre essentiel

Le livre de Mohamed Arkoun compte six chapitres, dont trois permettent de réfléchir sur les conditions qui doivent être remplies dans les sociétés arabes sur l'humanisme tel qu'il a fonctionné au Xe siècle, souligne l'auteur. «Les Arabes contemporains font circuler l'idée depuis les années 1950-1960 que ce qui s'est passé aux Xe et XIIIe siècles peut être ressuscité. Erreur fatale, imaginaire, terrible qui tue la pensée dans nos sociétés. Tout le monde en appelle à Averroès. Cela s'appelle un anachronisme que d'appeler le lointain pour remplir des fonctions du présent.»

Le premier de ces trois grands chapitres est relatif à l'écriture de l'histoire fondamentale de l'humanisme. «Cette histoire ne se trouve pas dans le Coran, ni dans les hadiths. Le travail de rénovation a été fait en Europe seulement. C'est grâce à la pensée grecque qu'il y a eu l'humanisme arabe au Xe siècle. Si nous nous contentons de la seule ligne religieuse de la pensée et nous nous désintéressons de la ligne philosophique, il n'y a pas d'humanisme.» Le second chapitre a trait aux tâches de l'intellectuel. «Le champ de l'intellectuel arabe au Xe siècle était plus libre que le nôtre aujourd'hui», souligne Mohamed Arkoun. Le troisième chapitre traite de la critique de la connaissance juridique en Islam. «Jamais personne n'a pensé à le faire», affirme Mohamed Arkoun.

Dans la pensée arabe, pas un seul penseur n'a posé la question dans le cadre d'une raison autonome. «Et le problème de la légitimité du droit en Islam. C'est un point aveugle de la recherche historique.»  Ces trois chapitres, selon leur rédacteur et auteur, «touchent aux conditions sine qua non de l'entrée de la pensée arabe dans le renouvellement de toutes les tâches de la raison». Ce qui distingue l'histoire de la pensée arabe et l'histoire de la pensée européenne, c'est la rupture, la fissure qui s'est opérée dans la pensée arabe depuis le XIIIe siècle, explique Mohamed Arkoun. Et de constater qu' «aujourd'hui, il n'y a pas un seul traité d'éthique de langue arabe, alors que nous en avons besoin».

Entre le XIIIe et le XXe siècles que s'est-il passé au sujet de cette page humaniste écrite par les arabophones ? C'est ce que développe Mohamed Arkoun dans Humanisme et Islam.» «La rupture, je ne peux en parler, c'est trop long, sinon allez voir comment est enseignée l'histoire de la pensée arabe du XIIIe au XXe siècles et vous constaterez les retards dans lesquels nous vivons. Qu'enseigne-t-on au sujet de l'évolution ou de la régression de la pensée d'expression arabe en 1198 (mort d'Ibn Rochd) jusqu'au XIXe siècle ? La philosophie, c'est l'autonomie de la raison. L'homme est né pour être libre, pas pour être soumis à l'arbitraire de l'homme. C'est un chantier pour les chercheurs.» Mohamed Arkoun distingue un autre chantier : l'Etat. «Qu'est-ce que l'Etat ? Comment émerge-t-il ? Comment fonctionne-t-il vis-à-vis d'une société dont il a la charge ? Le problème est ouvert pour une discussion critique.» «Pourquoi les intellectuels arabes sont-ils isolés ? Pourquoi vivent-ils à l'extérieur ? Pour une liberté de pensée sans être honnis dans sa propre société. Ce qui existe aujourd'hui c'est le grand bruit idéologique (qui brouille la communication). Ce bruit est dans toutes les sociétés quelles qu'elles soient. Il y a des intellectuels qui aiment ce bruit. Je souhaite des majaliss de confrontation», avait conclu Mohamed Arkoun dans sa brillante conférence.

Source: El Watan