La dame ne veut pas que les hommes la regardent dans les yeux. Le problème, c'est que les hommes ne peuvent pas vraiment la regarder ailleurs. Elle porte le niqab, un vêtement qui couvre la totalité de son corps, sauf... les yeux. Elle est l'anti-Marie-Chantal Toupin. Marie-Chantal voulait que les hommes la regardent droit dans les yeux. Vous vous souvenez, sur le grand panneau publicitaire, au-dessus du pont Jacques-Cartier? Bien sûr, vous vous souvenez. Le problème, c'est qu'elle portait une petite camisole décolletée bedaine et un jean taille basse. Si Marie-Chantal Toupin et la dame s'échangeaient leurs fringues, elles seraient exaucées. Les hommes ne regarderaient pas la dame dans les yeux et ils n'auraient pas le choix de regarder les beaux yeux de Marie-Chantal.

On ne nous regarde jamais comme on le voudrait. Où on le voudrait.

Au-delà de la religion, de l'intégration, de la souche, de la domination, du sexisme et du raisonnable, il y a le regard. La liberté du regard.

Je sais, c'est hors d'ordre. Ce n'est pas vraiment le débat que soulève ce fait d'actualité. Mais le vrai débat ordonné, il y en a plein pour le commenter. Alors si on parlait du regard...



Où aimez-vous être regardé? Dans les yeux? Peut-être, mais pas autant que vous le croyez. Dans l'autobus, au marché, au restaurant, si un étranger vous regarde dans les yeux, vous allez le tolérer durant une seconde ou deux. Mais après cinq secondes, vous allez en avoir assez. Et qu'allez-vous faire pour lui faire comprendre que cela vous importune? Vous allez le regarder. Un regard pour annuler un autre regard. Un regard de feu pour détruire un regard curieux. Normalement, l'autre va baisser les yeux. S'il ne les baisse pas, vous allez ajouter le son à l'image: «C'est quoi ton problème?» Et la personne va regarder ailleurs.

C'est la limite imposée à tous les gens qu'on ne connaît pas. Ça ne vient ni de Dieu ni d'Allah. C'est en nous. C'est inné. Les gens peuvent nous regarder, mais ils ne peuvent pas s'attarder sur nous. Il peuvent regarder notre sac, notre chapeau, notre piercing ou notre cravate. Mais pas longtemps. Sinon, on lance: «Quoi, tu l'aimes pas, ma cravate?» Et ça peut dégénérer.

En société, on accepte le regard des autres, à intervalle de trois secondes. On est en t-shirt, bermuda et sandales Crocs mais, après trois secondes, on revêt notre niqab. On devient invisible. Défense de nous regarder. Circulez, il n'y a rien à voir.

Et même avec les connaissances et les amis, se regarde-t-on autant dans les yeux qu'on le croit? Combien de personnes vous parlent sans jamais vous regarder dans les yeux? Elles regardent à côté. Elles regardent au loin. Ce n'est pas une religion. C'est une défense, une protection. Un éloignement. Un refus d'engagement.

Bien sûr, les amis qui nous connaissent depuis toujours nous regardent droit dans les yeux. Mais pas si longtemps que ça. Vérifiez. Après quelques minutes, ça devient insoutenable. Le regard se déplace. Le regard reprend son souffle, fuit un instant. Puis il revient. Et s'installe de nouveau un peu. Pourquoi? Parce que se regarder dans les yeux est l'acte le plus intime qui soit. Bien plus que tous les autres qui mettent en cause des parties plus charnues de notre anatomie. Plus que le nez, la main, le pied et même les fesses, nos yeux, c'est nous. C'est la porte d'entrée de notre fin fond. On accepte des gens dans le vestibule, pourvu qu'ils ne se rendent pas trop loin. Et comme tout cela est un échange, il arrive toujours un moment où l'un ou l'autre flanche et reprend ses distances.

Pour se soustraire au regard des hommes, la dame a fait un exposé oral au fond de la classe, de dos. Un accommodement surréaliste. Elle parlait au mur. Elle était le mur. Une scène de cinéma. Absurde. Oui, mais combien de gens terrorisés de parler en public auraient rêvé d'avoir droit à ce compromis? Parler le dos tourné pour ne pas être soumis au regard du groupe. Si la timidité était une religion, cette exception deviendrait une pratique. Et ce serait malheureux.

Car même si on croit se faire moins mal en se cachant et en fuyant les regards, même si on se croit protégé, on passe à côté de la vie.

La vie, c'est se regarder, se parler, s'écouter, se toucher, se connaître. La vie, c'est se tourner vers les autres. C'est enlever sa carapace. Pour pouvoir sentir ce qu'il y a en nous. Et y ajouter le meilleur des autres.

Pas besoin d'être couvert de la tête aux pieds pour s'isoler. On peut avoir l'âme voilée même en bermuda et sandales Crocs. On peut parler face à la classe et avoir le coeur tourné vers le mur. On peut vivre sa vie sans jamais montrer qui on est.

Si on enlevait tous le masque qui nous empêche d'être bien avec les autres, d'être bien avec nous?

Si on se regardait droit dans les yeux, longtemps?

Source: CyberPresse.ca

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