Le mois dernier, à l’occasion de la levée du moratoire par le gouvernement fédéral pour les ressortissants de 3 pays d’Afrique, nous avons pu aborder la question du pourquoi de cette levée en ce qui concernait les Algériens en 2002.
L'autre question cruciale concernant ce délicat dossier est à mettre en parallèle avec les discussions entres le Canada et les Etats-Unis afin d'harmoniser et de durcir leurs politiques d'immigration : "la décision de renvoyer tous ces Algériens chez eux serait-elle une preuve de la bonne volonté canadienne ? Voudrait-on démontrer aux Américains qui croient dur comme fer que le Canada est un refuge pour de dangereux extrémistes islamistes que tel n'est pas le cas ? On peut poser la question sérieusement" écrit Gil Courtemanche dans Le Devoir. La nouvelle loi sur l'immigration, conséquence des dérives sécuritaires d'après le 11 septembre 2001, entrait également en vigueur à cette époque là et offrait dans le cadre de la lutte contre le terrorisme des pouvoirs accrus aux autorités gouvernementales.
La corrélation entre islamiste et réfugié algérien est largement établie par la presse et les autorités qui soulignent le fait que le dispositif du moratoire a permis aux islamistes tel Ahmed Ressam (algérien résidant à Montréal, arrêté par les autorités américaines à Seattle, et qui le soupçonnaient de vouloir commettre un attentat dans un aéroport américain pour le passage à l'an 2000) de s'installer au Canada et de profiter des largesses du pays tout en préparant des attentats. L'affaire Ahmed Ressam est évoquée dans la plupart des quotidiens traitant de la levée du moratoire :
"Certains membres de la communauté algérienne voient dans cette décision une conséquence directe des attentats du 11 septembre et de l'étiquette de terroriste qu'on leur attribue injustement depuis l'affaire Ahmed Ressam. «On a fui le terrorisme en Algérie et on va payer une deuxième fois pour les actes terroristes du 11 septembre", dit M. Teman1".
"Le Québec accueille environ 5 0002 Algériens par année. Sur le plan de la sécurité, la levée du moratoire donnera désormais les coudées franches à Immigration Canada. Même si le moratoire n'interdit pas le renvoi de certaines personnes soupçonnées de présenter un danger pour la sécurité de l'État, plusieurs Algériens à qui le Canada avait refusé le statut de réfugié ont pu bénéficier de la largesse du décret. Ce fut le cas notamment du résidant montréalais Ahmed Ressam, arrêté à la frontière et condamné aux États-Unis pour avoir ourdi un complot terroriste contre l'aéroport de Los Angeles en décembre 1999, et de son complice Mokhtar Haouari, un autre résidant montréalais qui vient d'être condamné aux États-Unis à 25 ans de prison3." "[Le moratoire] avait été instauré en raison de la situation politique qui prévalait à l’époque, coïncidant avec les massacres de Raïs et Bentalha. Cependant, plusieurs islamistes à qui le Canada avait refusé le statut de réfugié ont pu bénéficier de la largesse du décret. Ce fut le cas notamment de Ahmed Ressam et Houari Mokhtar, pour ne citer que ces derniers. En normalisant le statut des Algériens, Immigration Canada, qui se plaignait trop souvent d’avoir les mains liées, pourra davantage maîtriser et mieux gérer les dossiers des demandeurs d’asile4." "Il faut savoir que le moratoire, qui a été décrété en mars 1997, pour des raisons humanitaires à cause de la situation en Algérie, empêchait l’expulsion de tout Algérien ayant demandé l’asile au Canada, même si sa requête avait été rejetée. Cette situation avait permis à des terroristes comme Ahmed Ressam et Mokhtar Houari de rester au Canada, malgré le rejet de leur demande du statut de réfugié.5" Ainsi des journaux tant québécois qu'algériens soulignent cette relation. Il est à noter que le traitement de l'information réalisé à partir de dépêches d'agences de presse est quasiment identique sur cette question.
Les 1 040 Algériens que concerne officiellement cette mesure se sont organisés et ont obtenu l'appui de plusieurs personnalités québécoises dont Denis Chouinard. Le Comité d'Action des Sans-statut créé à Montréal avant la levée du moratoire, outre le fait de soutenir et d'encourager les personnes concernées, avait décidé dans le cadre de son action et de ses moyens de pression sur les autorités fédérales de sensibiliser l'opinion québécoise à cette question. De très nombreuses manifestations ont été organisées à Montréal devant les locaux de Citoyenneté et Immigration Canada, complexe Guy Favreau, ainsi qu'au 1010 Saint Antoine Ouest, tous les lundis jusqu'au mois de novembre. Nous avons pu y rencontrer des membres du Comité et le cinéaste et réalisateur québécois, ami de Costas Gavras, Denis Chouinard le 7 octobre 2002. A la date du 7 avril 2002 Denis Coderre expliquait que sur les 1 040 Algériens, il y en avait 423 dont le renvoi ne présentait aucun obstacle juridique. Et 149 parmi eux dont les documents de voyage avaient été obtenus, c'est à dire dont les avis d'expulsion étaient en cours. Les manifestations dont la presse s'est faite l'écho dans une mesure relative jusqu'à cette date6, ont mobilisé quelques milliers de personnes et ont permis d'obtenir un rendez-vous avec le Ministre Denis Coderre. Le Comité a interpellé les autorités provinciales, dont le ministre André Boulerice, bien que non compétent sur cette question juridique. Cela a développé un moyen supplémentaire de pression sur Ottawa. A la date du 7 octobre 2002, 23 Algériens avaient été "déportés7". A la suite de la réunion du 26 avril 2002, à Montréal avec le ministre fédéral, le Comité d'Action des Sans-statut (CASS) a demandé au gouvernement canadien de satisfaire trois revendications : arrêt des déportations, retour du moratoire et régularisation générale des Sans-statut. Les moyens classiques de pétitions, mobilisations, manifestations, interventions dans les médias, conférences et travail auprès des associations ont permis la sensibilisation de l'opinion publique à la cause de ces réfugiés. Ces autocollants et ces petites affichettes ont été collées sur les murs et les poteaux de la métropole montréalaise afin d'offrir une visibilité plus importante à la cause des Sans-statut. L'autocollant est significatif et symbolique de la volonté de ces Algériens de rester au Québec, le croissant de lune rouge du drapeau algérien a été remplacé par la carte du Québec d'une forme approchante et signifiant par là même le fait qu'ils souhaitent être considérés comme des Québécois à part entière.
Sous le titre : "Une famille refuse l'ordre de retourner en Algérie" Le Devoir met à jour l'histoire de la famille Seddiki-Bourouisa, entrée en désobéissance afin de protester et de surseoir à leur renvoi forcé en Algérie. Ce n'est pas d'hier qu'ils sont au Canada: lui, comptable de formation, depuis sept ans; elle, éducatrice en garderie, depuis trois ans. Ils se sont connus à Montréal, mariés à Montréal, ont eu un petit garçon, Ahmed, et attendent à nouveau un bébé. Ne s'étant pas présentés à l'aéroport Dorval pour être expulsés, ils ont trouvé refuge dans une église protestante de Montréal où leur histoire a fait la Une de la presse canadienne. L'appel à Denis Coderre afin qu'il fasse preuve de son pouvoir discrétionnaire, pour reconsidérer le cas de cette famille, fut malgré tout entendu et permit d'éclairer l'opinion publique sur le cas tragique de ces Sans-statut. Dans le même temps le ministre André Boulerice avait souligné l'impuissance du Québec à intervenir dans des cas ne relevant que du pouvoir fédéral, tel ceux des réfugiés et avait proposé d'examiner avec bienveillance et célérité la candidature de cette famille à un Certificat de Sélection du Québec. Certains partis politiques tels que le NPD (Nouveau Parti Démocratique) ont réagi et exigé l'arrêt des expulsions : "André Cardinal président de la section Québec du NPD déclare que les menaces d'expulsion qui pèsent sur des centaines de ressortissants algériens Sans statuts doivent cesser. Le Canada, bâti sur un vaste territoire originellement habité par les nations autochtones, est un pays d'immigrants venus du monde entier. Nous trouvons inconcevable que le gouvernement de Jean Chrétien ai décrété que l'Algérie n'est plus un pays où la sécurité des personnes est en danger. Chaque jour, des meurtres et des massacres sont commis là-bas, et la peur règne dans tout le pays. Il est nécessaire d'accorder le statut de réfugié aux individus, et aux familles, qui sont actuellement au Canada et qui vivent dans la hantise de l'expulsion8". Ainsi ces actions d'éclat mais aussi ces mobilisations ont permis de débloquer cette situation le 30 octobre 2002. Citoyenneté et Immigration Canada communiquait : Le 30 octobre 2002, l'honorable Denis Coderre, ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration, a annoncé des procédures conjointes établies avec l'honorable Rémy Trudel, ministre des Relations avec les Citoyens et de l'Immigration du Québec (MRCI). Les ministres se sont entendus sur un processus d'examen conjoint des demandes de résidence permanente présentées par certains Algériens résidant au Québec. Cette mesure vise à répondre à une situation extraordinaire et s'applique exclusivement aux Algériens du Québec touchés par le sursis des renvois en Algérie qui a pris fin le 5 avril 2002 et dont la demande de statut de réfugié a été refusée. Les Algériens visés par le sursis demeurant ailleurs au Canada et dont la demande de statut de réfugié a été refusée peuvent se prévaloir des procédures existantes pour déposer une demande de résidence permanente.9" Une procédure spéciale d'étude au cas par cas, a été mise en place par le gouvernement fédéral. Mais elle ne satisfait pas l'ensemble de la population concernée. En effet, la catégorie des Algériens Sans-statut vivant à l'extérieur du Québec ne bénéficie pas de ce même traitement. Le gouvernement fédéral promet de traiter leur demande de résidence pour motifs humanitaires à part, mais rien ne leur assure d'obtenir la reconnaissance d'une protection et d'être considérés comme résidents canadiens. Il s'agit d'une soixantaine de personnes. 49 d'entre eux sont à Vancouver. Cette situation a engendré une mobilisation de la part de certaines associations à Vancouver dont Open the Borders, association qui se rattache au mouvement canadien No One is illigal et qui défend le droit à la reconnaissance des nouveaux immigrants. Organisation antiraciste, elle revendique l'arrêt des reconduites à la frontière et s'est impliquée fortement dans la lutte des Sans-statut algériens. Elle a, entre autre, permis le rapprochement entre les Sans-statut de Colombie Britannique et ceux du Québec. Open the Borders a organisé plusieurs manifestations dans les rues de Vancouver afin de sensibiliser l'opinion publique. D'autres associations, toujours dans le milieu communautaire, à l'image de la Coalition of Tout Arian Wombat agassin violence et la Direct action agassin refuge exploitation, se sont jointes au mouvement, afin d'obtenir une issue favorable. La communauté algérienne s'est mobilisée autour de cette cause, elle a réussi à tisser des liens à travers le Canada entier et se rattacher au mouvement débuté au Québec. Ces liens établis sont les premiers en tant que liens communautaires; auparavant, les contacts l'étaient à titre personnel. Cela a également permis, pour l'émigration algérienne installée au Québec, de prendre en considération la petite communauté de Vancouver et d'adopter une vision beaucoup moins provinciale. Cette vision transcanadienne se retrouve également à travers la pétition qui circulait, demandant l'arrêt des expulsions et le retour du moratoire. Plusieurs centaines de signatures ont été récoltées à Vancouver et dans la province, ainsi qu'en Alberta. Ce problème a ainsi permis une visibilité plus marquée de cette communauté.
Dans la province de Québec, l'entente mise en place, prévoit que dans un délai de 3 mois après leur dernier recours ou bien 3 mois à partir de l'entrée en vigueur de l'entente, les Algériens répondant à six critères pré-établis verraient leur dossier examiné par les services du Ministère des Relations avec les Communautés Culturelles et de l'Immigration du Québec qui émettraient un avis favorable ou non à l'émission d'un CSQ. Ces Algériens ont du s'acquitter des frais de traitement de dossier s'élevant à 550 $ par adulte (150 $ par enfant). Nous avons pu rencontrer un officier du Ministère québécois de l'immigration qui était en charge de ces dossiers et qui a souhaité garder l'anonymat. Après nous avoir expliqué la procédure en détail, il nous a fait part des critères parfois bien subjectifs utilisés par chaque fonctionnaire pour apprécier chaque dossier. Nous avons également été frappée par le fait du décalage énorme entre la réalité vécue de ces Sans-statut et la perception (et la considération) qu'en ont les autorités compétentes. La sélection des personnes pouvant obtenir leur droit de résidence se fonde sur une évaluation de leur "parcours d’intégration", concept éminemment flou qui est censé, d’après le MRCI, comprendre différentes dimensions (langues, bénévolat, travail, liens amicaux et affectifs) et être appliqué dans un esprit de compassion et de reconnaissance des difficultés rencontrées par les personnes. Préoccupé par le fait que ce type de procédure excluait d’office des gens et risquait, à terme, d’exclure les personnes les moins scolarisées et celles ayant connu le plus de difficultés à intégrer le marché du travail, le CASS continue de se mobiliser pour exiger une régularisation générale et le retour du moratoire. La réelle disparité entre ces deux réalités a fait dire à plusieurs Sans-statut Algériens : "Demander des critères, nous trouvons que c’est injuste. Nous sommes des personnes qui ont besoin de protection. Il est ridicule que la possibilité d’être protégé soit accordée en vertu d’un diplôme ! Parce qu’ils n’ont pas eu de diplôme, ces gens-là vont être malheureusement refusés." Selon eux, cette non-reconnaissance risquerait de déboucher sur une situation encore plus problématique : "La situation que nous craignons, c’est que les gens n’auront pas d’autre choix que d’entrer dans l’illégalité, et c’est ce que la population doit comprendre. Le gouvernement doit être assez responsable pour dire que nous avons effectivement besoin de protection". Lorsque nous avons rencontrée les autorités québécoises, au mois de novembre 2002, les dossiers en instance étaient d'environ 380, d'autres encore devaient arriver. A l'issu de ce processus, 85 % des Algériens Sans-statut ayant fait la demande auprès des autorités québécoises ont obtenu un CSQ. Il y aurait environ 150 dossiers rejetés dont celui de Mohamed Cherfi, porte-parole du Comité et qui, après une grande mobilisation à travers le Québec, une expulsion aux Etats-Unis, a vu son cas reconsidéré.
Cette affaire des Sans-statut n'est pas sans avoir touchée l'ensemble du monde algérien de l'émigration au Canada. Djamel Madi nous a confirmé l'existence de Sans-statut en Alberta sans qu'il y ait eu de mouvement de solidarité structuré comme au Québec : "La solidarité en Alberta existe avec Les Algériens Sans-statut. Il y en a eu quelques-uns et notamment venus de Vancouver. Mais il s'est agit d'une solidarité personnelle dans le cadre de relations individuelles. En effet, il n'est pas envisageable de soutenir des islamistes qui constituèrent une part de ces sans-statuts et l'on ne peut s'engager dans une action solidaire sans en connaître les réalités. Toutefois la solidarité s'est développée en Alberta autour de personnes identifiées et reconnues.10" Ce point de vue et cette explication symbolise pour une large part le point de vue de nombreux membres de cette émigration algérienne qui souhaitent, une fois installés en sécurité au Canada, oubliés les déchirements et les luttes politiques algériennes.
Cette affaire des Sans-statut n'a pas pour autant soudé la communauté algérienne autour de cette question. Elle a entraîné une visibilité dans la presse et la société d'accueil qui cependant n'a pas été bénéfique à tous les égards. Elle a, par contre, offert un porte voix à la difficile question des réfugiés politiques et le traitement spécifique qu'en fait le Canada. Le "plus beau meilleur pays du monde" comme l'a si souvent déclaré Jean Chrétien n'est peut être pas si féerique pour ces centaines de personnes pour qui le renvoi vers l'Algérie est le symbole d'un retour aux horreurs de la violence et de la guerre. Gil Courtemanche écrivait dans Le Devoir que "La décision canadienne de lever le moratoire relève d'un aveuglement, d'une ignorance et d'un égoïsme criminel. Pour obtenir des avantages diplomatiques, le Canada envoie des êtres humains dans un véritable abattoir." Mais nous laisserons le dernier mot à Denis Chouinard : "Le Canada, comme tous les pays souverains, aspire à trouver un équilibre entre la vigilance et l'ouverture. Mais cela ne doit pas faire perdre de vue, pour autant, les possibles (et parfois irréversibles) conséquences des renvois forcés. Les Algériens sont des gens fiers qui adorent leur pays. S'ils le fuient pour venir se taper la neige et les -30 °C, c'est parce qu'ils ont peur. La vraie peur. Celle de la mort aveugle qui frappe au coin de la rue, sept fois par jour. Que M. Coderre aille passer une nuit ou deux à Blida, à Constantine ou dans la banlieue sud d'Alger. Qu'il tente de trouver quiétude et sommeil au son des rafales de mitraillettes et des cris des innocents qu'on égorge. Qu'il envoie ses enfants à l'école le matin en enjambant des flaques de sang. Il saura ensuite très précisément pourquoi nous devons garder les Algériens ici, avec nous11."
Marion Camarasa -
[1] La Presse, Montréal , le 7 avril 2002.
[2] Chiffres cités par La Presse beaucoup exagérés il s'agit de 3 000 à 3 500 personnes recrutées au grand maximum.
[3] La Presse, Montréal, le 5 avril 2002.
[4] In El Watan, le 9 avril 2002, Alger.
[5] In Liberté, le 6 avril 2002, Alger.
[6] Radio de Radio Canada, une chronique de 8mn 25 le 11 octobre 2002 par Pierre Bourgault dans l'émission Indicatif Présent de Marie France Bazzo et certains entre-filets dans les journaux radiotélévisés.
[7] Terme employé au Québec et au Canada qui signifie :expulsé du territoire.
[8] Communiqué du NPD section Québec du 23 octobre 2002 àMontréal.
[9]Information à l'intention des ressortissants de l'Algérie, Communique de CIC, 30 octobre 2002.
[10] Entretien avec Djamel Madi, novembre 2006.
[11] In Lettre d'appui aux Sans-statut algériensDenis Chouinard (Cinéaste - Réalisateur de L'Ange de goudron)Édition du quotidien Le Devoir du mardi 14 mai 2002.