Guerre en irak - La «croisade» vue par les Arabes
Il est insupportable pour les Arabes et les musulmans de voir cette pauvre ville de Bagdad se faire injustement pilonner par la plus grande armée jamais réunie. Ces scènes dantesques ont dès le premier soir ouvert une blessure abyssale dans les cerveaux de près de un milliard de personnes qui assistent, impuissantes, au piétinement de leurs frères de sang ou de confession. Aussi, compte tenu du fait que la plupart des images proviennent de télévisions arabes, la compassion avec les victimes s'est déjà transformée en force agissante.
À chaque missile, le mythe de l'Amérique juste, bienveillante, libérale et intelligente s'effrite un peu plus pour laisser place, chez les jeunes Arabes en particulier, à une brûlante amertume. Il n'est donc nullement exagéré d'affirmer que chacun d'eux est devenu une bombe humaine potentielle. La rage sourde qui est leur pain quotidien du fait du manque de liberté, de la pauvreté et des aspirations bloquées s'est maintenant rassemblée pour former un abcès de fixation : l'Amérique qui, par la bouche de son président, leur a promis une croisade en guise de projet d'avenir.
Passage à gué
Les Arabes -- faut-il le rappeler ? -- ne sont, hormis quelques ultras, que des gens comme vous et moi, des gens ordinaires qui naissent, fondent des familles, élèvent des enfants en vue d'en faire de bons citoyens. Ils sont près de 300 millions, jeunes en majorité, musulmans à plus de 90 %, implantés sur un espace géographique qui va de l'océan Atlantique à l'océan Indien. Cette terre au sous-sol riche a l'aspect d'un passage à gué, d'une véritable gorge géostratégique entre l'Asie, l'Europe et l'Afrique.
Les 22 États arabes sont divisés sur bien des questions; aussi, les cultures locales ainsi que les dialectes et les accents varient considérablement d'une région à l'autre et, parfois, d'une ville à l'autre. Ceci dit, ce peuple à dominante sémite, qui se compose de plusieurs ethnies, voire de «races», a en partage un mythe puissant : celui de reprendre, non par la guerre mais par le savoir et la création, la place qui était la sienne dans l'histoire.
D'un autre angle, la culture arabe érige l'hospitalité, la loyauté, la bravoure, la sincérité, la politesse et la décence en véritables cultes. En revanche, elle est impitoyable pour les lâches, les traîtres, les soumis, et elle l'est autant pour les agresseurs et les despotes. Et même si l'Arabe se résigne un instant, ses colères sont foudroyantes, imprévisibles, et sa vengeance est implacable. Il n'est donc pas risqué de parier que depuis l'invasion de l'Irak, des groupes de choc se préparent, hic et nunc, afin de rendre coup pour coup.
Ainsi, des cohortes entières de jeunes qui, hier encore, ne rêvaient que de l'Amérique ne rêvent aujourd'hui que d'une chose : détruire l'Amérique. Si la guerre d'Irak perdure, si la question palestinienne ne trouve pas de solution, le troisième conflit mondial ne saurait tarder.
Brisure
Pourtant, les Arabes ne réclament qu'une chose, les entend-on soupirer ici et là : qu'on soit juste et respectueux envers eux. Dans ce cas, ils font de merveilleux voisins. Mais le déluge de feu qui s'abat sur Bagdad, ancien foyer de science, d'art et de rayonnement, patrie de Shéhérazade aux mille et une nuit, terre de poètes, de philosophes et de savants, a brisé quelque chose d'irréparable dans le coeur des Arabes. Ceci les poussera sans nul doute à changer de façon radicale leur vision du monde. Car même les plus laïcs et les plus modérés d'entre eux, y compris les habitants du Golfe, qui jouissent de confort, de richesse et de la protection des États-Unis, sont maintenant tentés d'admettre ce que les extrémistes religieux disaient depuis longtemps : «Les chrétiens et les juifs se sont alliés pour combattre l'islam et le monde arabe».
George W. Bush a, de ce fait, éperonné un vieux démon qu'Hollywood, Microsoft, Internet, Michael Jackson, Carl Lewis et Arnold Schwarzenegger commençaient à endormir.
Où est la démocratie ?, crient maintenant les Arabes. Où est la justice ? Où sont les droits de l'homme ? Pourquoi nous en veulent-ils ? Où est leur civilisation ?
Il est peut-être trop tôt ou trop tard pour répondre à ces questions. Mais il est indéniable que la guerre d'Irak, qui est un de ces grands coups qui rendent l'histoire folle de joie, est un traumatisme appelé à durer des siècles. Ce cataclysme électro-biochimique qui se joue, là, tout près, au salon, sur un écran de télévision, mettant en vedette un empire splendide de puissance, furieux, agressif, et une petite nation de paysans et de bédouins, soumis, depuis deux décennies, à la démolition, à l'embargo et aux humiliations, cette débauche de haine est l'acte fondateur des nouvelles relations entre les Arabes et les États-Unis.
Plus rien à perdre
Désormais, il suffira à la Turquie, à la Chine, à la Russie, à l'Inde, au Japon ou à toute autre puissance émergente de faire une offre de service pour aider les Arabes à défaire les États-Unis et Israël pour que le monde bascule dans une longue nuit.
Sur un plan symbolique, Saddam Hussein a déjà remporté la victoire. Car si d'aventure son peuple, son armée et son climat devaient résister longtemps à l'invasion des faucons américains, les populations arabes verraient en cela un signe du ciel et se mettraient aussitôt à brandir la menace contre les régimes qui les gouvernent et qu'ils accusent d'intelligence avec l'ennemi pour ensuite répondre (qui sait ?) à la croisade par une «croissonnade». Si la tendance se maintient, si la guerre s'enlise dans le sable, cette sombre perspective a toutes les chances d'aboutir, d'autant plus que les Arabes n'ont plus rien à perdre.
D'autre part, les Américains n'ont pas encore bien mesuré les retombées de leur défaite sur le plan médiatique lorsque, pour la première fois de leur histoire, ils ont dû reculer devant des images fabriquées par leurs adversaires supposés, ces réseaux d'information arabes qui, du jour au lendemain, sont devenus des puissances planétaires, chassant de leur terrain de prédilection CNN, CBS, NBC et consorts. Al-Jazira, Abu Dhabi et al-Arabia ont transformé le village global en une oasis photovoltaïque. Et c'est à mon sens là que réside l'un des enjeux les plus cruciaux de cette guerre. Cela donne aux populations arabes le sentiment d'avoir fait une grande irruption dans le siècle qui s'amorce et d'avoir remporté la bataille des technologies de l'information. Le reste étant, bien entendu, un jeu d'enfants.
Pour toutes ces raisons, George W. Bush a eu tort d'emballer les bombes qu'il déverse sur la fabuleuse Babylone d'une douteuse couche de valeurs bibliques, de recourir au sacré pour réaliser des desseins bassement terrestres et de transformer son administration, pour ainsi dire, en un donjon de croisés où, selon toute vraisemblance, Dieu le Père lui-même gronde les ordres.
Poussé par le Machiavel des temps modernes, Paul Wolfowitz, aveuglé par la théorie, griffonnée à la hâte par Samuel Huntington, sur un imminent choc des civilisations, dérouté par une lecture au premier degré de la Bible, il croit ainsi mettre «fin à l'histoire» et, comme semblait le suggérer, il y a peu de temps, le Dr Fukuyama, asseoir par la force sa domination éternelle sur l'humain et la chose.
M. Bush ignore probablement qu'il est à la tête du premier empire virtuel, qui, avant tout, est une succession d'images, une construction cybernétique, un bouquet de sons synthétiques, de dessins animés, d'émotions, de transactions fictives; une sorte de sorcière bien aimée, dansant sous la pluie, devant une petite maison dans la prairie, chaleureuse, tapissée de morale, de justice et de candeur; une revue musicale qui arrachait à tout spectateur un passionnant «New York, New York» !
Depuis le début de la funeste opération «Shock and Awe», l'Amérique n'est plus l'Amérique. Et à partir d'aujourd'hui, ni Mickey Mouse, ni Jerry Lewis, ni Madonna, ni Charlie Parker, ni Rambo, ni Carl Lewis, ni Bill Gates, ni Coca-Cola, ni aucun des capitaines de plaisirs qui ont fait cette inénarrable nation ne pourront convaincre les Arabes du contraire. It's sad, so sad, God blessed America !
Source: http://www.ledevoir.com/2003/03/29/24330.html