Combien de fois l’ai-je arpenté…? À maintes reprises. 4 ou 5 fois. Peu importe. Il était toujours le même : lugubre, glacial, inhumain. Il se dressait au milieu de l’Europe. Le Mur de Berlin et ses milliers de kilomètres de fils barbelés symbolisaient une aberration de l’Histoire. Une ignominie qui a duré presque une trentaine d’années.

Le « mur de la honte », comme on l’appelait de l’autre côté du Rideau de fer, a été érigé en quelques jours. Les Berlinois ont été surpris de découvrir ses contours à la fin de l’été 1961. Dans la nuit du 8 au 9 août, environ 15 000 soldats est-allemands ont bloqué tous les accès qui menaient à la partie occidentale de la ville. Les voies terrestres et ferrées venaient d’être coupées. Une prison à ciel ouvert était ainsi inaugurée.

Un peuple livré à l’enfermement
Plus de 150 kilomètres allaient « physiquement » scinder les deux Allemagnes en deux. Rien que dans l’ancienne capitale de la République démocratique allemande (RDA), le Mur s’est étalé sur 43 kilomètres flanqués de miradors, de détecteurs et d’alarmes.
Son cœur, la ligne de démarcation était parsemée de chars est-allemands, souvent des T34 de production soviétique. Les fils de fer barbelés quadrillaient le secteur et la police populaire est-allemande, la sinistre Vopo, veillait au grain. S’y aventurer équivalait à flirter avec la mort.

À chaque fois que j’empruntais Check Point Charlie, le point de passage réservé aux citoyens étrangers, je ne pouvais m’empêchais de me poser des questions. Comment a-t-on pu permettre la division d’un peuple aussi bien avisé que le peuple d’Allemagne? La séparation, ultime sanction après les affres de la Seconde Guerre mondiale, allait-elle avoir raison de l’esprit allemand? Jusqu’à quand les soldats de la Vopo pourront-ils tenir en laisse tout un peuple?

Il était frappant de voir les essaims de vieux citoyens de la RDA faisant la queue dans les points de passage. L’âge était d’ailleurs le seul critère censé permettre une virée au paradis occidental que constituait la République fédérale d’Allemagne pour rencontrer des proches. Parce que le mur avait séparé des familles entières, y compris dans la campagne par laquelle passait son tracé. Du jour au lendemain, des no man’s land avaient fait leur apparition un peu partout. De quoi faire retourner dans sa tombe l’illustre Emmanuel Kant, l’apôtre de la paix perpétuelle!

On comprend dès lors pourquoi les festivités de cette semaine, marquant le 20ème anniversaire de la chute du Mur de Berlin, ont réuni presque toutes les personnalités qui ont eu un impact sur les évènements historiques de 1989. La fête a été grandiose, comme seuls les Allemands savent les organiser. Des personnages encore en vie, seule Margaret Thatcher a fait défaut à cause de la maladie d’Alzheimer et des troubles de la mémoire qui la font souffrir.
Lech Walesa et Mikhail Gorbatchev, deux figures emblématiques de la décennie 1980-90, étaient eux présents sous la porte de Brandebourg. Même si depuis leur étoile a terriblement pâli, il demeure que ce sont eux qui ont inspiré les premiers gestes de démantèlement du « mur de la honte », posés dans la nuit du 8 au 9 novembre sur le pont de chemin de fer de la Borholmer Strasse.   

Abstraction faite de tout élan d’« ostalgie », ces jours-ci, les adjectifs les plus vils ont été réservés à la construction est-allemande, haut-lieu du manichéisme qui s’est emparé de l’hémisphère Nord durant la période de Guerre froide. Des cérémonies ont été organisées dans différents endroits du Vieux Continent. À Berlin même, des discours-fleuves ont été consacrés à une invention qui a isolé des millions de personnes tels des rongeurs dans une souricière.

Certains, comme la directrice générale élue de l’UNESCO Irina Bokova, une autre citoyenne d’un ex-pays communiste, ont fustigé l’idée de telles constructions. Le plaidoyer de la diplomate bulgare pour « en finir avec les murs » a été fort remarquable. « Trop de murs restent debout », ainsi résonne la phrase clé relevée par les agences de presse. Un hic cependant : à côté des beaux speeches préparés pour la circonstance, pas une allusion à l’« autre » Mur à se mettre sous la dent (lire : les yeux) : celui qui martyrise tant les Palestiniens.

Des murs toujours plus sophistiqués
Certes, jamais dans l’Histoire, on n’a assisté à une telle profusion de barrages aussi ingénieux les uns que les autres. Ils sortent de terre là où personne ne s’y attend. D’Arabie Saoudite, qui se barricade du Yémen livré à la rébellion chiite et de l’Irak en proie à des convulsions, aux États-Unis, où les immigrants mexicains sont perçus comme des voleurs d’emplois, la frénésie des murs s’exporte comme il se doit.

Le Botswana, l’élève-modèle des institutions financières internationales en Afrique, s’isole du pauvre Zimbabwe de Robert Mugabe. Nicosie, la capitale chypriote reste toujours traversée par du béton et des fils de fer, même si ça fait déjà des années que la petite ile méditerranéenne a adhéré à l’Union européenne. La ville irlandaise de Belfast n’est pas en reste. Plus que jamais, le béton et les fils barbelés sont à la mode. Ailleurs, il y a la Corée du Nord ou, plus près de « chez nous », le mur du Sahara Occidental ou celui autour des enclaves espagnoles en terre marocaine Ceuta et Melilla.

Néanmoins, la palme de la honte, il faut la chercher dans une autre région : en Israël où un mur sophistiqué est en train de transformer le quotidien de la population palestinienne en un calvaire insoutenable. L’ignoble construction a surgi de terre à une vitesse fulgurante, alors qu’on inaugurait le troisième millénaire. Le mur construit par l’État d’Israël pour isoler la Cisjordanie, une terre déjà salie par les bottes des colons juifs, a même « avalé » des oliviers plusieurs fois centenaires.

Tout le monde s’accorde à reconnaître qu’autour des Territoires palestiniens, morcelés en petits ilots comme un gruyère, on n’a pas construit un mur de sécurité, mais bel et bien un mur de séparation. Un kamikaze peut aisément y trouver une fente. Ce sont surtout les villes et villages arabes qui souffrent, surtout là où les points d’eau se sont raréfiés à cause de la politique israélienne. Les travailleurs clandestins peuvent le traverser à leurs risques et périls. En mon for intérieur, les mêmes questions que je me posais dans les années 1980 n’ont guère perdu de leur acuité : Comment a-t-on permis ? Jusqu’à quand ?    

Les murs se trouvent également dans les textes. À l’heure où certains pays se trouvent pris éperdument d’une crise identitaire, des centaines de milliers d’immigrants clandestins sont cantonnés dans des camps de fortune ou vivent dans la clandestinité de peur de se retrouver dans un vol charter vers le Maghreb, l’Irak, l’Afrique subsaharienne ou même l’Afghanistan. Nos concitoyens constituent une cible de choix. Raison : Paris cherche toujours à réviser les accords bilatéraux sur l’immigration en provenance d’Algérie datant de 1968. 

Les renvois par charters ne sont qu’à leurs débuts. Il faut s’attendre à ce que ces opérations se multiplient dans les années à venir, conséquence prévisible de la proposition peu orthodoxe faite par la France à ses partenaires européens sur la mise sur pied de charters communs vers les régions d’origine des sans-papiers, Afghanistan inclus.
Un précédent a déjà eu lieu : Trois Afghans délogés de la « jungle » de Calais ont été transportés manu militari vers leur pays de naissance. Tant pis si le pays n’est pas encore sorti d’un conflit armé larvé et que les embuscades et les bombes y font quotidiennement l’actualité. L’un des indésirables Afghans venait de la région de Ghazni où les talibans font la pluie et le beau temps !

On pouvait s’attendre à un minimum de mansuétude de la part de la France, surtout que ceux qui dictent la politique française, pour la plupart, viennent de l’autre côté du Rideau de fer. Décidément, le « Hongrois » Nicolas Sarkozy ou le « Roumain » Jean-François Copé ont la mémoire bien courte.