L’iconographie est le reflet expressif  de la mémoire visuelle, qui un instant fixée par l’image, la perpétue avec son âme à l’infini de l’espace et du tem.



Cette image est une fresque de beauté dans sa force de dignité sublime qui nous rappelle ce que furent nos mères, nos grands-mères, nos aïeules incarnées par la grande Mme H’cicène  E’lla Ghania. C’est fièrement et élégamment voilée du haïk  «m’rama algérois» d’un blanc immaculé de tendresse et perlé de raffinement civilisationnel et culturel, que celle-ci a subjugué la très nombreuse assistance présente ce soir du 20 août 2010 à l’espace Fadéla Dziria de l’Institut national supérieur de musique. Pour notre génération, ce symbole est un étendard, témoin de luttes et de gloire d’un peuple à travers les étapes successives de sa destinée historique et qui a laissé en notre mémoire une empreinte indélébile de par sa fonction sociale, son rôle, son apport et sa mission au cours des épreuves de l’histoire.

Le haïk au-delà de sa fonction vestimentaire traditionnelle était un acte de résistance contre la politique coloniale de déculturation. Par sa seule présence dans l’espace public, il permettait de réaffirmer quotidiennement l’attachement du peuple algérien à son identité, à sa liberté et à sa détermination à résister face à la barbarie de la colonisation. Pour aller, dans la genèse de cette thèse à une époque donnée, nous accomplirons une traversée dans le souvenir pour revisiter le parcours historique de ce mythique haïk, dans un contexte particulier d’une tragédie de ce que fût le démantèlement culturel colonial.

Pour ce faire, nous aurons recours à l’image qui a immortalisé avec intensité l’âme de tranches de vie déterminantes dans l’existence de la nation algérienne. C’est par la rétrospective, de la trame du souvenir, que les images les plus marquantes se sont à jamais imprimées en nous, pour les avoir pleinement vécues dans l’ampleur des épreuves événementielles de l’incendie barbare de la colonisation. Le haïk a surtout été un véritable hymne civilisationnel de la résistance dans la symbolique de son expression dans une visibilité de l’authenticité de la personnalité algérienne et de ses valeurs.

C’est à cet égard qu’il est aussi la mémoire de son histoire

Pour en retracer les repères de celle-ci, nous tenterons une incursion dans le souvenir d’un vécu à travers des étapes cruciales et tourmentées dans  la destinée d’une nation qui a subi la trajectoire ravageuse d’une colonisation de peuplement dans un concept de non-humanité. Frantz Fanon, le grand sociologue de la révolution algérienne a consacré dans son célèbre ouvrage L’an V de la Révolution algérienne  un chapitre très important à la symbolique du haïk dans le contexte colonial.

Dans la chronologie historique du haïk, nous commencerons d’abord par ses liens avec des lieux, en l’occurrence, ceux du cimetière d’El Kettar qui avait ses vendredi, ou drapées du blanc de pureté, nos mères et grands-mères allaient se recueillir en ce jour saint devant les tombes de leurs chers disparus. L’image a fixé pour la prospérité, cette marée humaine de silhouettes blanches très attachées aux valeurs de fidélité, de pensée dans le prolongement du souvenir et de l’affection de ceux qui ont rejoint l’Au-delà. El Kettar, ce précieux et sacré patrimoine ancestral, qui avec sa configuration unique dans le monde, surplombe majestueusement l’immensité de la mer, était un havre de paix et de recueillement.

Les senteurs de ses plantes, l’arôme de ses fleurs, le ruissellement des fontaines de sa légendaire bâtisse mauresque appelée «la bridja», l’ombrage de ses arbres séculaires faisaient de ce lieu un véritable éden de tranquillité, de méditation et de repos. En ces temps-là, jeter une épluchure d’orange était un blasphème et marcher sur des tombes n’était qu’une fiction d’un imaginaire d’ensauvagement dans un cruel cauchemar de songes et d’épouvante. En nous, sont toujours vivaces, les «commandements»  répétés à satiété par nos mères quant à notre comportement en ces lieux sacralisés par l’âme de ceux qui y reposent à l’éternité et à qui nous vouons vénération et respect.

Ce mythique haïk a aussi accompli des missions héroïques dans le combat libérateur, et nous rappellerons à ce propos les plus périlleuses parmi lesquelles, les poseuses de bombes camouflées par ce voile protecteur assuraient le transport d’armes à Alger au cours des années 1950 dont l’épopée a été immortalisé par le film de célébrité universelle La Bataille d’Alger de Yacef Saâdi, génialement réalisé par le grand cinéaste italien Giles Pontecorvo. Le plus retentissant des exploits de ce haïk légendaire fût la démonstration de courage proverbiale de femmes-colombes qui formaient des boucliers humains pour braver et humilier les régiments d’élites de l’armée française en déroute à la Casbah, à Belouizdad (ex-Belcourt) et dans tous les quartiers d’Alger lors des glorieuses manifestations de décembre 1960. Nous avions vu de nos propres yeux une d’entre elle, qui n’avait d’armes que le drapeau national en main, s’affaler sous la mitraille criminelle de la soldatesque française enveloppée d’un superbe haïk, mais hélas rougi dans sa blancheur de paix par le sang pur de la martyre.

Enfin, peut-on oublier les scènes de délire, de joie collective ou à l’instar des villes, villages, douars, mechtas, les rues d’Alger se sont distinguées par la blancheur dominante, des milliers de femmes enveloppées dans leurs superbes haïk toujours au rendez-vous de l’histoire. C’est sous les regards ébahis des reporters de presse du monde entier et sous le crépitement de leurs appareils et caméras, que ces femmes affirmaient fièrement l’authenticité de leur personnalité dans la symbolique de leur haïk devenu ainsi de par son parcours historique un patrimoine précieux de la nation algérienne. Cette rétrospective n’est nullement une quelconque nostalgie, mais un pragmatisme d’un vécu en témoin du siècle que nous sommes conscients des convulsions et des incertitudes d’un monde en émoi quant au devenir de son humanité.

Nous voudrions seulement affirmer devant celle-ci notre entité identitaire et culturelle authentique pour enrichir l’universalité du patrimoine civilisationnel de cette humanité entière de laquelle nous sommes issus. C’est ainsi qu’au-delà de sa tradition vestimentaire, le haïk qui fait partie intégrante de ce patrimoine est une symbolique historique érigée en repère constitutif et structurant de notre personnalité et de notre mémoire collective. Tristement disparu, dans sa sublimité mythique, du décor sur la scène de la vie quotidienne d’Alger, sa ville natale, le haïk fût aussi l’âme d’El Bahdja pour l’avoir embelli de sa blancheur légendaire et enfin libérée de ses bourreaux pour redevenir El Djazaïr de l’éternité.

Turpitudes des temps, ce symbole civilisationnel, d’histoire et de culture lié aux grandes épopées du peuple algérien est totalement méconnu de la jeunesse. Nous l’avions, hélas, péniblement constaté ce soir-là, lors de l’arrivée de la grande dame, Mme H’cicène où les jeunes ne comprenaient point l’émotion difficilement contenue par leurs aînés à la vue de ce symbole. Le célèbre comédien Saïd Hilmi a pérennisé, devant les caméras de la télévision algérienne, ce moment de grande émotion collective, lorsque d’une voix vibrante d’une intensité affective il a demandé avec une tendresse inoubliable à l’assistance féminine des youyous de révérence au mythique haïk enfin réapparu dans sa grandeur de vestige d’histoire et de mémoire. Nous n’oublierons pas de si tôt cet événement par l’effet psychologique produit par le haïk auprès d’une assistance très nombreuse intergénérationnelle, composée de quatre générations de 10 à 88 ans qui étaient à ce rendez-vous de la mémoire.

Des larmes d’émotion, de joie et de bonheur ont ainsi coulé sur les joues de femmes et d’hommes qui, au souvenir de ce repère, ont fortement exprimé et à leur manière, devant une jeunesse émue, sensible et attentive, leur attachement viscéral aux traditions riches, nobles et fécondes qui est la trame culturelle de leur algérianité. L’interprétation de cette démonstration spectaculaire, d’ailleurs, (puisque inattendue faut-il l’avouer par la désespérance des bouleversements du temps) aussi, lisible et visible, nous amène à resurgir dans un élan de ténacité et l’espoir est réellement permis, pour affirmer avec force et bonheur l’enracinement anatomique et organique de la personnalité algérienne dans sa richesse culturelle touffue et plurielle. Il en est ainsi du burnous, de la gandoura, de la m’laya, de la kachabia , d’elfouta et de merveilles vestimentaires de toute l’Algérie profonde, autant de traditions multi séculaires léguées par les aïeuls qui seules survivront  sur cette terre d’Algérie à l’éternité de l’espace et du temps.

Dans la perspective de perpétuer cette richesse patrimoniale pour la faire aimer des générations montantes, il serait souhaitable que nos sociologues, historiens, pédagogues puissent dans une vision de promotion et de sauvegarde de ce patrimoine vestimentaire entamer une réflexion pour une démarche scientifique adaptée à l’initiation de ces repères historiques, culturels et identitaires en milieu scolaire à l’ensemble de la jeunesse algérienne. Ainsi, ancrée dans la mémoire des générations d’algérois pour avoir harmonieusement composé à une note d’esthétique sur une partition d’extase et de beauté, la légendaire blancheur d’Alger a émerveillé tant de poètes, de philosophes, d’écrivains et de voyageurs.

Ce haïk, qui est aussi un repère culturel, doit survivre dans la pensée du souvenir. En ce début de siècle, il réapparaît de plus en plus dans sa ville pour accompagner sous sa poétique grâce d’apparat, les jeunes mariées, comme autrefois, dans leurs nouveaux foyers. Ce retour, certes timide, à la tradition pourrait être salvateur pour inspirer nos stylistes, modélistes de haute couture à l’innovation dans une conception d’une variante vestimentaire perpétuant par le souvenir, la symbolique et la couleur blanche du haïk qui serait l’ancêtre originel d’un repère patrimonial historique et culturel. Ce renouveau vestimentaire perceptible dans le façonnage «new look» du hidjab est d’actualité dans les multiples variantes esthétiques de mode féminine dans les grandes villes du Moyen-Orient.

Plus proche de nous, par notre maghrébinité culturelle, la djelaba féminine marocaine est toujours une composante des armoiries de ce pays dans la tradition ancestrale du Maroc. Elle est prépondérement portée dans l’ensemble des villes du royaume et a survécu à toutes les mutations sociales, dans une évolution temporelle, d’une volonté tenace de sauvegarde d’un patrimoine d’authenticité culturelle légué par les aïeuls. De Fès à Meknès jusqu’à Marrakech, elle est omniprésente dans son port quotidien dans un renouveau de style, pour apparaître dans des circonstances de grands jours en variantes d’innovation et de raffinement de tenue d’apparat, qui peuvent inspirer et donner la réplique aux grands modélistes des plus prestigieuses griffes dans le monde de la haute couture.

Une initiative dans cette vision futuriste serait donc possible pour qu’Alger, ainsi reblanchie du reflet d’une variante apparentée à son célèbre haïk et recyclée dans la temporalité, redevienne El Bahdja dans sa beauté millénaire. Pour elle, ElnMahroussa «la protégée», la laideur l’a toujours révulsée dans sa splendeur légendaire de ville fascinante par le bleu turquoise de sa mer, et de la blancheur vive de ses antiques terrasses. Pour en revenir à cette mémorable soirée, suffisamment médiatisée par les supports de communication présents en nombre, nous préciserons simplement qu’elle fera date par l’adhésion spontanée de femmes et d’hommes ravis d’être présents à un événement exceptionnel.

Les compagnons de route, du regretté grand maître, étaient également à ce rendez-vous de la mémoire.Ont les citera pour avoir particulièrement comblé de bonheur la famille H’cicène qui, selon la veuve du défunt, vivait un moment intense avec des amis et témoins privilégiés qui faisaient  planer l’ombre de leur illustre disparu, d’il y a 52 ans. D’abord Taha Lamiri, Tahar Ben Ahmed, Mustapha Sahnoune, Sid Ali Kouiret, de la troupe artistique du FLN créée à Tunis au cours du mois de mars 1958 étaient tous là, heureux et émus de revivre en la circonstance des moments inoubliables de fraternité, de solidarité et de lutte pour l’indépendance de l’Algérie.

Ensuite, Mohamed Maouche et Krimo Rebbih de la prestigieuse équipe de football du FLN, créée le 12 avril 1958 toujours à Tunis, capitale de la Révolution algérienne de l’époque, qui exprimaient fort leur ravissement de participer à une communion de pensée collective à travers la commémoration de ce  souvenir. Nous ne n’oublierons jamais et ne cesserons de le rappeler à toute la jeunesse, le véritable séisme provoqué au sein du gouvernement français par le départ massif des joueurs algériens de renommé mondiale qui opéraient dans les plus prestigieux clubs français et qui faisaient la gloire du football de ce pays.

Ceci est aussi, faut-il le rappeler une de plus, un chef-d’œuvre de la Révolution algérienne, inédit dans le monde, par sa dimension et sa portée spectaculaire qui ébranla une opinion internationale médusée un premier temps et admirative ensuite, quant à l’innovation du stratagème de mobilisation militante inconnue, jusqu’alors et projeté en modèle d’action dans une avant-première d’actualité exclusive à l’échelle planétaire. A ce propos, nous terminerons par cette fin de siècle tourmentée, marquée par l’éveil de lutte et l’ascension d’une humanité asservie sous le joug colonial pour qui l’épopée de l’équipe de football et de la troupe artistique du FLN historique a constitué l’avènement majeur de rupture avec une époque d’assujettissement révolue à jamais par une dynamique irréversible de renouveau.

Ceci fût ainsi une leçon étymologiquement algérienne magistralement appliquée au cours d’un printemps du l’année 1958 aux lueurs d’aurore et d’éclosion d’une ère nouvelle pour tous les peuples opprimés de la terre. Celle-ci est désormais inscrite dans une belle et noble page d’histoire, qu’il faut perpétuer par reconnaissance et devoir de mémoire, à dessein d’ériger pour la jeunesse algérienne un repère édifiant de fierté d’une œuvre de rayonnement universel pour le triomphe de la liberté léguée par ses illustres aînés. De grasses manchettes de journaux répandaient l’événement qui, tout en provoquant l’effroi dans les rangs de la colonisation, était ostensiblement et fièrement célébré par les jeunes écoliers que nous étions à l’époque.


(à suivre)

Source: El Watan - Edition du 13/10/2010