Au milieu des années 1990, parmi les nombreux intellectuels qui fuient l'Algérie en proie à une guerre civile, une vingtaine de journalistes choisissent de s'installer à Montréal.

À leur arrivée -et malgré une longue expérience des médias- ils se retrouvent pour la plupart confrontés au problème de l'emploi. Après avoir frappé à toutes les portes, ils font, dans leur immense majorité et de guerre lasse, le deuil de la profession de journaliste pour aller voir ce qui se passe ailleurs.

Seuls deux d'entre eux, mêlant hasard et compétence, ont pu trouver une salle de rédaction pour les abriter après des années de galère.

Soleïman Mellali, journaliste de radio et présentateur de journal télévisé, sera embauché comme contractuel à Radio-Canada après un long parcours de combattant. Menacé de mort par les intégristes de son pays et après avoir échappé à une tentative d'assassinat, il fait ses valises et atterrit à Montréal en 1995. Après un court passage dans une compagnie de production qui a fermé ses portes depuis, il se retrouve au chômage avant de rejoindre pendant deux ans les rangs des prestataires de l'aide sociale. Mais, en 1999, Radio-Canada le choisit pour un stage de trois mois. Ses compétences et la solidarité de ses collègues ont beaucoup joué pour son maintien au poste qu'il occupe depuis déjà presque deux ans.

Ibrahim Ould Hammou, pour sa part, est récemment devenu pigiste pour un quotidien gratuit du métro. «Le milieu journalistique québécois est difficile d'accès, mais je ne me plains pas, avoue-t-il. En arrivant au Québec, je ne m'attendais pas à ce qu'on déroule le tapis rouge devant moi. Je savais qu'une autre vie allait commencer. Il faut s'adapter, persévérer et trouver les moyens de s'en sortir.» Avant de reprendre sa plume, Ibrahim avait, pendant quatre ans, compté et empilé les stocks d'une compagnie montréalaise de distribution.

Comme ses confrères algériens, Moussa Bouzid, grand reporter, a fait le tour des salles de rédaction. Arrivé à Montréal en 1995, avec plus de 10 années à sillonner le monde comme reporter, il occupe aujourd'hui ses journées à sillonner les rues de Montréal au volant d'un taxi de location. «De très longues journées non productives, reconnaît-il. Je n'arrive pas à comprendre pourquoi j'ai du mal à trouver un emploi. Faute de contacts dans le milieu peut-être, car dans ce métier, ce n'est jamais le C.V. seul qui parle pour vous. Vous avez le choix entre le bureau de l'aide sociale, un retour aux études pour les plus jeunes ou vous contenter d'autre chose, comme moi, lorsque cela est possible.»

Nacer, enfin, continue de passer des heures à chercher une pige comme infographe. Après avoir insisté en vain pour se dénicher un job dans le réseau communautaire où il avait fait un bref passage, il s'est enfermé chez lui depuis des mois pour cogiter sur la meilleure façon de créer son propre job. Il n'en est toujours pas ressorti.

Les journalistes algériens sont constamment sollicités par leurs confrères d'ici pour apporter leur expertise, leur carnet d'adresses ou simplement leur point de vue sur les grandes questions qui secouent la planète. Mais, dès qu'il s'agit de collaboration régulière, les décideurs regrettent habituellement de ne pouvoir rien faire pour eux, prétextant les coupes budgétaires ou la «surqualification» du journaliste.

Selon Claude Robillard, secrétaire général de la Fédération des journalistes du Québec (FPJQ), le problème réside en partie dans la différence des approches journalistiques: «Les journalistes algériens transposent le système de la presse française au Québec», lance-t-il. Ce qui expliquerait, à ses yeux, la difficulté qu'ont les journalistes algériens à se trouver un emploi. «En tout cas, la Fédération ne s'est jamais penchée sur ce dossier précis.»

Et Dieu créa le télémarketing

En attendant, les années passent et ces journalistes s'installent dans la misère matérielle et intellectuelle, et réfléchissent pour certains à un nouvel exil.

Afin de sauver les honneurs vis-à-vis de la famille, des enfants, de l'entourage et de consoler son propre ego, certains ont dû accepter de faire du télémarketing.

Azziz Farès, animateur radio chevronné et journaliste reconnu en Algérie, a travaillé quelque temps dans une boîte de télémarketing, mais une restructuration interne l'a éjecté de son siège. Djamila Addar a pour sa part passé des années au téléphone des centres d'appels tout en animant bénévolement une émission à la radio communautaire du centre-ville, «pour ne pas perdre la main». Aujourd'hui, elle s'occupe de la formation des bénévoles dans cette même radio.

Même itinéraire pour Mouloud Belabdi, vieux routier de la radio qui, pour gagner de quoi payer son loyer, sollicite des clients pour 8$ l'heure. Il a fait un très bref passage à RCI (Radio-Canada International) où il remplaçait quelques heures les fins de semaine. L'arrivée d'un nouveau patron et une restructuration l'ont renvoyé à la case départ: le télémarketing. Selon lui, «le métier de rédacteur, la maîtrise de la langue doivent en principe nous donner plus de choix. De nombreuses boîtes ont besoin de rédacteurs pour la publicité, la communication écrite, l'administration, mais paradoxalement, elles refusent ceux qui ont des profils de journaliste. Il reste l'enseignement. Là aussi, l'exigence de permis, d'expérience et de profils précis sont autant d'obstacles qu'aucun de nous n'arrive à surmonter.»

D'autres comme Mustapha et sa femme ont préféré mettre à profit leur «surqualification» et leur expérience pour lancer une petite publication mensuelle (Alfa) destinée à la communauté algérienne. Le projet tient la route et leur permet de gagner leur croûte en gardant un pied dans la profession.

De l'avis de tous, un programme concerté d'insertion, comme pour les infirmiers ou les techniciens de l'agroalimentaire, leur aurait donné un coup de pouce, mais les syndicats et les associations de journalistes ont d'autres chats à fouetter que de s'inquiéter du sort d'une poignée de journalistes qui ont fui les menaces et les assassinats terroristes.

Avec quelque 60 journalistes tués par les intégristes, la corporation des journalistes algériens a payé et continue de payer un très lourd tribut pour la liberté de la presse.

Abdelkrim Debbih Collaboration spéciale La Presse

Source: http://www.cyberpresse.ca/reseau/tendances/0203/ten_102030081412.html