Il estime que “nous n’avons pas besoin d’une politique d’austérité”
Le professeur Omar Aktouf, consultant international, s’est fait une réputation de pourfendeur de la pensée néolibérale. L’auteur de “La stratégie de l’autruche” et “Halte au gâchis”, édités par Arak édition (Algérie), revient dans cet entretien sur la dernière rencontre du Cnes et s’exprime sur les effets de la chute de la rente pétrolière sur l’économie nationale et le “plan B” de sortie de crise, préconisant, pour le court terme, “un renforcement urgent de la légitimité de nos institutions”.

Liberté : Vous avez été convié dernièrement, à Alger, à une table ronde d’experts, organisée par le Conseil national économique et social, pour débattre des enjeux de l'économie nationale face à la situation du marché pétrolier international. Sur quoi vous êtes-vous exprimé ?
O. Aktouf : Ma contribution à la rencontre du 20 septembre a porté sur quelques réflexions sur la crise et la sortie de crise en Algérie, en pleine chute de la rente pétrolière. J’ai été amené à m’exprimer sur le constat flagrant d’échecs multiples de l’économie-monde actuelle, donc de l’échec du “laisser-faire”, de la “mondialisation néolibérale” et du capitalisme financier.
D’ailleurs, j’ai cité les derniers rapports de Davos, de l’OCDE et autres sources qui disent clairement qu’il faut en finir avec l’idée de croître sans limites, du maintien d’inégalités de plus en plus nocives et injustifiées, qu’il faut songer à redistribuer, à lutter contre les dérèglements climatiques déjà très sévères.  

Qu’en est-il du cas de l’Algérie ?
L’Algérie est devant une triple crise majeure. Crise conjoncturelle/cyclique des prix du pétrole, mais qui risque de se prolonger. Crise “structurelle” plus profonde de ce que j’appelle “le système Algérie” ou le système politico-militaire qui contrôle et dirige le pays depuis presque l’indépendance… Cette crise s’aggrave en aggravant la première, puisque le système de rente perpétuel n’a aucun “plan B” de sortie ni de politique pour “diversifier” l’économie.
Enfin, crise de la décroissance/ampleur des inégalités à l’échelle planétaire, qui tire toutes les économies vers le bas, hors spéculations dangereuses, inspirées du capitalisme financier, comme ce qui arrive en Chine, au Brésil, en Europe.

Qu’entendez-vous par “plan B” de sortie de crise ?
Par “plan B”, j’entends autre chose que les recettes d’austérité stériles décrétées par les milieux les plus réactionnaires du néolibéralisme, et autre chose que la persévérance dans la foi en une rente pétrolière infinie, ce qui menace de nous précipiter dans la folie des gaz et huiles de schistes.
C’est autre chose que les mesures à la mode et inefficaces, comme le démontre le cas grec, faites par et pour le système financier – banquier, qui domine l’économie occidentale, pour préserver la richesse des plus riches à tout prix, sans les mettre à contribution, alors que c’est leur hyper-richesse qui est à l’origine de l’hyper-concentration des capitaux-pouvoir d’achat qui assèche l’épargne-demande effective globale et provoque les récessions.

Concrètement, comment entrevoyez-vous le “plan B” pour l’Algérie ?
Je suggère un “plan B”, en utilisant les effets de levier qui peuvent encore nous permettre d’avoir une dette minime et des réserves combinées de pas loin de 200 milliards de dollars, pour envisager la possibilité de se procurer des centaines d’autres milliards, en dinars et en dollars, en allant vers des emprunts nationaux et internationaux, en plus de mettre à contribution les oligarques et le colossal secteur “informel”. Tout cela, pour faire comme le Japon au milieu des années 1980, lorsque sa monnaie s’est  soudain réévaluée, en même temps qu’on lui imposait des quotas d’exportations et un rééquilibrage des balances des paiements et commerciale. Au lieu de se précipiter dans des politiques d’austérité comme l’Occident s’y attendait, le Japon s’est mis à investir tous azimuts, depuis la hausse de qualité de ses produits jusqu’à l’achat de plantations de citrons, en Floride, et d’installations de production hors Japon, ce qui a compensé la survalorisation du yen et réglé les problèmes de quotas.
Pourquoi ne pas songer, nous aussi, avec les leviers dont je parle plus haut, à investir dans une massive politique de mise sur pied de développement autocentré : formation du capital humain, mise à niveau des infrastructures /TIC, agriculture, tourisme, transformations pétrochimiques.
Voilà une belle occasion pour notre pays de se sortir de la malédiction de la dépendance de la rente pétrolière !
Si les pouvoirs décideurs adoptent des mesures de sortie de crise à court terme, même si celles-ci “fonctionnent” relativement, comment en maintenir la pérennité et les effets sur le long terme, si les “bases structurelles-systémiques” et les “fondations” (stabilité politique, stabilité sociale, État de droit, sécurité des biens et des personnes, structures et infrastructures…) ne sont pas présentes ou “mises sur des rails” clairs, cohérents, consensuels et sérieux.

Que faire alors ?
Il ne faut surtout pas une politique d’austérité qui ne dit pas son nom, car devant la chute dramatique des prix pétroliers et de la rente, la baisse soutenue du dinar, la nécessité du maintien des importations qui vont coûter plus, la baisse budgétaire et des dépenses de l’État, l’annulation de nombre de chantiers et projets, la dégringolade de la balance des paiements, les baisses ou le gel très probables des salaires du gros employeur qu’est l’État, les baisses ou le frein dans les dépenses sociales, l’Algérie est déjà en nette reculade économique globale.
De plus, il n’est pas besoin d’être grand clerc pour comprendre qu’imposer plus de manques et de sacrifices au peuple algérien, c’est courir le risque d’une explosion des rues dont nul ne peut entrevoir les conséquences.
Si politique d’austérité il y a, elle doit être imposée aux plus riches, aux oligarques et magnats de l’informel : un impôt immédiat et conséquent sur bénéfices, fortunes, évasions estimées, biens à l’étranger, limitation comme en Suisse ou en France des mirifiques “salaires” des patrons qui, certes, “doivent”, comme l’ont dit certains lors de la journée du Cnes, “s’enrichir” pour “créer de l’emploi”… mais jusqu’à quelle limite !?

Lors de la table ronde, avez-vous fait des propositions ?
Oui, j’ai soumis des “solutions” à court, moyen et long terme. Par exemple, j’ai suggéré à court terme un renforcement urgent de la légitimité de nos institutions, une sorte de gouvernement de salut public, pour redonner confiance au peuple et permettre l’aboutissement de mesures que je préconise comme un emprunt national, pour aider à réduire le recours à l’emprunt international et freiner un peu la débandade du dinar.
À moyen et long terme, penser sérieusement à l’après-pétrole, à la diversification de l’économie en s’inspirant de modèles de développement autocentré (Malaisie, Chine, Inde, Brésil). Insister sur le changement du “système Algérie” et l’instauration de véritables institutions et corps constitués légitimes. Annoncer aussi une sérieuse politique de décentralisation, de régionalisation, voire d’autonomisation-fédération, car l’Algérie a largement dépassé le cap d’être gérée à partir d’un sommet omnipotent… Si les autorités annoncent ce genre de réflexions et de mesures, alors la confiance montrera le bout de son nez et nous éviterons, peut-être, au pays un mouvement de recul-fuite de toutes ses forces vives.
Mais, il faut une bonne dose de réalisme et d’optimisme. Le sauvetage du pays a un prix. C’est le moment ou jamais !

Pr Aktouf, que vous a apporté la réunion du Cnes sur le plan personnel, en relation avec vos réflexions sur la pensée économique ?
Déceptions surtout, quoique, il faut bien le souligner, il s’agit là d’une initiative bien louable de la part du Cnes. Mais, il aurait fallu faire cet exercice bien avant, notamment lorsque nous avions encore les moyens de redresser la barre sans être dans la précipitation et l’hyper-urgence.
J’ai été déçu d’abord par le format : tout faire, en une journée, discuter, analyser, décortiquer, élaborer des propositions, sur des problèmes complexes et multidimensionnels, était d’avance une gageure fort risquée. Un tel événement aurait nécessité plusieurs journées, avec un temps de parole suffisant pour aller au-delà du “convenu-superficiel-vite-pensé,vite-dit”. Ensuite, le déroulement même de l’événement, qui a manqué de discipline et de “règles quasi élémentaires d’organisation de débats productifs”, comme l’a noté un des experts présents. J’avais préparé un exposé complet de mes propres réflexions autour des raisons fondamentales de la panne du système néolibéral mondialisé, que j’ai eu le vif regret de ne pouvoir aborder. Je me suis vite senti quasi seul représentant d’une pensée non néolibérale-orthodoxe…
Encore une déception ! J’ai préféré m’en tenir à un exposé liminaire, puis à voir se dérouler la litanie des “analyses-solutions entendues” de type capitalisme financier dominant : libérer l’entreprise trop bridée, ouvrir toutes grandes les portes aux IDE, baisser les dépenses et filets sociaux, baisser les salaires (coût par excellence), “remettre au travail un peuple d’assistés”, dégraisser et amenuiser ce qui nous tient lieu d’État, etc. Toutes “solutions” que Davos et le FMI lui-même récusent depuis quelque temps !
Tout cela est bien dommage et m’a donné l’impression qu’on voulait écouter des “experts” dire ce que l’on voulait faire : se précipiter vers des remèdes de type austérité et contraction de l’économie.

Entretien réalisé par Ameyar Hafida

http://www.liberte-algerie.com/actualite/omar-aktouf-il-nous-faut-un-gouvernement-de-salut-public-233659
Source: Liberté du 30 septembre 2015