Traîtres. Le mot a été lâché. Depuis cette semaine, une grande partie des Algériens sont des traîtres à la Nation au motif qu’ils n’ont pas daigné participer à des joutes électorales dont le résultat était connu depuis longtemps. Ainsi en a décidé la smala de requins qui entourent l'inamovible président de la République avec le silence complice de quelques lièvres choisis pour les besoins d’une farce. Des traîtres et des mécréants, dixit un ancien instituteur tiareti reconverti en affaires qui a fait de l’excès de zèle une seconde nature. Comme à l’accoutumée, ce disciple de Vychinski est plus virulent que ses protecteurs.

 

Mais pourquoi ces milices parajudiciaires en veulent-elles autant à un peuple qu'on n'a pas cessé d'avilir depuis 1962? Quel délit ont commis les Algériens pour mériter de telles humiliations, si ce n'est de croire aux promesses d'une bande d'opportunistes? Quand ce même peuple essaie d’ouvrir les yeux sur son drame, voilà que fusent les insultes les plus funestes. Il est vrai que les élections sont propices aux anomalies comportementales.

Nos dirigeants mal élus savent peut-être que leur dilemme consiste à diriger un grand nombre de citoyens vers les urnes, alors que le mécontentement au sein de la société est à son paroxysme. Équation insoluble, mais pas en Algérie. On a donc multiplié les promesses et les cadeaux. D’anciennes gloires de foot et des chanteurs de rai ont été recrutés pour montrer le droit chemin. Nouvelles consciences pour une vieille caste! Par contre, pour les récalcitrants, on a réservé les étiquettes les plus dégradantes selon une rhétorique bien établie.

Dans quelques jours, à la tête de l’État sera reconduit quelqu’un qui a « reconnu » qu’il ne savait rien du massacre de 126 jeunes en Kabylie en 2001. Pourtant, l’homme qui a pensé cette tuerie est toujours présent dans les rouages du pouvoir. L’actuel ministre de l’Intérieur est de ceux qui ont orchestré sa campagne électorale. On ne le dira jamais assez.
En tant que citoyen algérien, jamais je n'ai vu une urne "algérienne", excepté sur le petit écran. Exactement, dans le mémorable documentaire « Algérie 1988-2000 : Autopsie d’une tragédie », dans lequel la boite en question, objet de tous les désirs, était malmenée et violée par les cerbères du régime. Ces images choquantes m’ont renforcé dans mes convictions : mon vote, je le chéris et aucun menteur ne l'aura, dut-il me montrer une carte d’ancien moudjahid! Quelle que soit la ruse qu’il utilisera. Foi de montagnard…

Peut-il en être autrement? J'essaie tant bien que mal de m’expliquer le comportement de certains de mes compatriotes établis en Occident. Comment peuvent-ils bénéficier de toute la latitude que leur procure un système démocratique en matière de libertés individuelles tout en refusant ce droit inaliénable à leurs concitoyens? Ils devraient savoir que le FLN et ses partis satellites ne sont qu’un épisode dans l’Histoire des Algériens. Un jour, il ne restera que des dates noircies par la forfaiture et les dénis de toute sorte.
Ce jour-là, ceux qui aujourd’hui participent à une mascarade intitulée « Élection présidentielle » pourront-ils se regarder dans un miroir? Au plus fort de l’apartheid, l’écrivain sud-africain André Brink écrivait sur la dernière page de son vibrant réquisitoire contre un système inhumain : « Tout ce que l’on peut espérer, tout ce que je puis espérer, n’équivaut peut-être à rien d’autre que ça : écrire, raconter ce que je sais. Pour qu’il ne soit plus possible de dire encore une fois : Je ne savais pas. » 

Pour ma part, je sais qu’aucun pont ni autoroute nouvellement construite n’effaceront les souffrances et les brimades subies par les Algériens durant presque un demi-siècle. Aucune réalisation aussi grandiose soit-elle ne peut remédier aux abus et à ce déficit démocratique qui est le lot de 30 millions de compatriotes. Les espaces d’opinion dont on a privé les Algériens, tels les débats organisés à Alger par l’ex-directeur de la Bibliothèque Nationale Amine Zaoui ou par la fondation allemande Friedrich Ebert interdits du jour au lendemain, me sont plus chères que le moindre « produit » d’un régime opaque et suicidaire. De quoi ont-ils peur nos tuteurs en bloquant toute velléités d’émancipation de la société civile? Que l’ignorance laisse place à la conscience? Un jour, les intimidations, les arrestations arbitraires, la langue de bois, la censure, les saisies de publications à l’aéroport et les combines électoralistes cesseront d’avoir un quelconque effet sur l’Algérien lambda.

En attendant, les jeunes sont les premières victimes de ces pratiques. Nos enfants continueront à payer le prix fort aussi longtemps que celles-ci seront tolérées. Pour eux, les horizons seront encore fermés. Et les centaines de jeunes harragas emportés par Mare Nostrum ne sont guère en mesure d’émouvoir le G8, ni même le G20. Tout comme du reste les dizaines d’Afghans découverts asphyxiés dans un conteneur. Quelle différence? On fuit les excès des extrémistes religieux comme on fuit l’oppression des petits dictateurs pseudo- laïcs.

Il y a lieu de se demander si certains donneurs de leçons n’ont pas perdu l’entendement tant leurs réjouissances des souffrances de leurs congénères sont devenues une tradition. Plus stakhanoviste tu meurs! Ces conformistes à souhait confortablement lotis dans leurs demeures montréalaises devraient méditer les paroles de cette vieille Kabyle lues dans un récent numéro du journal Le Monde : « Quand un pays laisse mourir ses enfants en pleine mer dans des embarcations de fortune, ce pays cesse d’exister au fond de moi. » Je ne peux qu’applaudir la sagesse de cette montagnarde. Décidément, la vertu ne s’acquiert pas avec des diplômes…