Harragas. Personne ne peut dire quand exactement ce terme a fait son apparition. Dans les médias, on refuse obstinément de lui adjoindre un « s », comme si on ne voulait pas se rendre à l’évidence que ce mot issu du parler algérien se décline uniquement au pluriel. Pourtant, un harrag n’est jamais seul!


Au-delà de ce détail d’ordre sémantique, il faut dire que, depuis des décennies, des centaines, si ce n’est de milliers d’Algériens ne rêvent que d’une chose : l’exil sous des cieux plus cléments. Tout un peuple veut prendre le large, le plus loin possible.

Longtemps sujet tabou, la tragédie des harragas a récemment connu une escalade inattendue. Dans la nuit du 6 au 7 août, au large d’Annaba, un navire des gardes-côtes algériens a provoqué une collision avec une embarcation de fortune dans laquelle étaient entassés 23 harragas. L’opération d’interception s’est soldée par la mort de Hamza Ikram, un jeune de 32 ans natif de Sidi Aissa, sur le mont de l’Edough. Plusieurs de ses compagnons ont été blessés dans l’arraisonnage de l’embarcation.  
Le lendemain, on apprend l’interception d’un boat people âgé de 70 ans. Un autre « fugitif » a pu gagner l’Europe en se joignant aux joueurs d’un club de football algérois partis en stage de l’autre côté de la Méditerranée. Plusieurs autres harragas ont atterri en Israël! Tous les moyens sont bons pour atteindre l’Eldorado. 
 
Une cible facile
La disparition, dans des circonstances floues disons-le, de Hamza Ikram est venue contredire les opinions émises ça et là, qui tendent à présenter les harragas sous l’habit de malfrats. Jeune informaticien très doué, le défunt avait établi un plan audacieux, au cas où il arriverait à mettre pied sur terre européenne. Il cherchait à rejoindre une copine française, une connaissance du net, pour entamer une nouvelle vie à deux. À croire certains médias nationaux, il serait même entré en contact avec la chaine de télévision française M6 dans l’espoir d’obtenir une aide dans sa reconversion et celle de ses compagnons une fois le groupe arrivé en Hexagone. Malheureusement, les choses ont pris une autre tournure.  

Accusés de donner une mauvaise image du pays, les harragas sont-ils devenus des pestiférés, voire les nouveaux harkis? De toutes les déclarations les ciblant, il est difficile de tomber sur plus tonitruante que celle de cet habitué du makhzen d’El Mouradia et des plages de Club des Pins. À l’occasion de sa nomination à la tête d’une nouvelle formation politique acquise au président et maquillée en ONG, il claironnait que « les harragas sont des repris de justice, ils n’ont pas de passeports. Ils ont des problèmes avec l’appareil judiciaire. » Avant que notre homme, qui lui-même a eu maille à partir avec la loi, ne mette un bémol : « Une autre catégorie de harragas est composée de personnes qui fuient l’Algérie pour garder leur dignité. » C’était une semaine avant le drame d’Annaba.

Comment expliquer que nos jeunes et, phénomène nouveau ces derniers temps, nos moins jeunes n’entrevoient plus aucun avenir dans leur pays natal. Des études sociologiques consacrées au sujet, il ressort une dimension économique au nom de la thèse avancée par le démographe Alfred Sauvy : « Si les richesses ne vont pas là où sont les hommes, alors, tout naturellement, les hommes iront là où sont les richesses. »
C’est cette proposition que brandissent systématiquement les représentants du pouvoir algérien, tel ce journaliste qui préconise une injection de fonds en provenance des pays de l’hémisphère Nord afin d’endiguer l’exode de nos jeunes. C’est à se demander où est passé l’argent des nombreuses embellies pétrolières…

Un huis clos de plus en plus insoutenable
Comble des alibis, très souvent, les problèmes de la jeunesse algérienne sont reliés à une perte de repères de la société algérienne, sans que les raisons du malaise dont souffrent nos jeunes ne soient exactement identifiées.
En Europe, on a droit à un autre son de cloche. Est-ce parce que les experts installés là-bas ont la vue et l’esprit moins obtus? En tout cas, ils ne se gênent pas de dire certaines vérités. Ali Bensaâd, un spécialiste reconnu des questions liées aux migrations, évoque « une contestation sociale interne aux frontières de l’Algérie. » Le sociologue de l’Université de Provence ne va pas par mille chemins. D’après lui, « les harragas brisent la logique du « huis clos » imposée au pays. (…) En brisant des frontières devenues prison, les harragas brisent ce huis clos et portent le mal-vivre algérien sur la scène internationale. » Presque une accusation. C’est le genre de propos qu’on ne lira pas dans El Moudjahid! 

La question de la libre circulation de ses ressortissants (totale et inconditionnelle) n’a jamais été une priorité d’Alger dans ses négociations avec ses partenaires européens. Il est uniquement question de quotas concernant les visas octroyés aux nationaux. On verrait mal le pays s’ouvrir aux flux venus d’Europe, règle de réciprocité oblige, avec toutes les tentations que ça implique. Les 7 ou 8 millions d’Algériens installés hors des frontières qui ont pu échapper à l’influence du discours officiel pourraient un jour revendiquer autre chose que le pain quotidien de la fibre nationaliste. 

De plus, grâce à Internet, les jeunes restés au pays sont en contact avec des internautes d’Europe ou d’ailleurs. Ayant accès à diverses sources d’information, ils voient bien qu’on peut vivre autrement, ce qui irrémédiablement accentue leur mal-vie. Une autre source d’inquiétude pour la nomenklatura locale.
A priori, les harragas algériens ne diffèrent nullement des boat people vietnamiens ou cubains, ni des transfuges d’Europe de l’Est, ni même des fugitifs du Myanmar, un autre pays soumis au diktat des militaires. L’exode est parfois annonciateur de changements…

Ils votent avec les pieds!
Depuis un certain temps donc, l’heure est au dénigrement de la diaspora. On a sorti des moyens jamais vus auparavant grâce à l’argent du contribuable. Les familles algériennes vivant outre-mer sont sans cesse montrées « sous un mauvais jour ».
On pense peut-être de cette manière juguler l’hémorragie, ignorant les millions de compatriotes qui vivent paisiblement leur ghorba, épanouis au sein de la société d’accueil, aux côtés d’immigrants venus des quatre coins du globe. Dans leur écrasante majorité, les Algériens s’estiment heureux que leur avenir ne dépend plus du bon-vouloir d’un quelconque clan qui préside aux destinées de leur pays d’origine. L’exil peut-être très instructif. 

La tragédie qui a touché la famille Ikram a ravivé la conviction que les équipages des embarcations partant d’Annaba ou d’Arzew ne diffèrent nullement des personnages de « Babor ghraq », la magistrale pièce théâtrale de Slimane Benaissa avec son bateau métaphore d’une Algérie déchirée.
Vous y trouverez certainement le jeune qui a perdu espoir en son pays le jour où a été assassiné le président Mohamed Boudiaf et l’impunité érigée en vertu, ou celui qui voit son horizon bouché par les décisions insensées d’une classe politique corrompue et arrogante. Vous entendrez sûrement les lamentations d’un rescapé d’Octobre 1988 qui refuse de vivre comme ses propres parents, c’est-à-dire sous le diktat de la « famille révolutionnaire », ou d’Algériens qui ont en tout simplement marre de courber l’échine.

À coup sûr, vous verrez aussi les visages de compatriotes outrés d’avoir perdu jeunesse et dignité, sans oublier les meilleures plages du littoral « privatisées » par ceux qui sont censés servir le peuple. Il y a également de fortes chances que vous tombiez sur un jeune fellah qui a perdu ses terres agricoles dévorées par le béton du chaos immobilier. Ils vous répéteront tous : yakoulni el hout ouala doud (plutôt être bouffé par les poissons que par la vermine). Partir ailleurs, c’est une manière de voter…avec les pieds ! Les harragas, c’est aussi ça.

Arezki Sadat - Collaborateur/Chroniqueur