Dans votre contribution publiée dans El Watan le 19 juillet 2012, vous dressez un tableau implacable de la dynamique du capitalisme mondial néolibéral et mettez en évidence le fait que la seule solution trouvée par les pyromanes qui le dirigent consiste paradoxalement à alimenter le bûcher que leur politique a elle-même construit.

Qu’est-ce qui, selon vous, pourrait mettre un terme à cette course infernale et mortifère qui ne peut déboucher que sur des crises à répétition, des catastrophes sociales, des guerres et autres tragédies ? Une sorte de « dé-mondialisation » avec un contrôle accru de l’économie par les Etats ?

Cela fait des années, sinon des décennies que, personnellement, je plaide avec incessante instance pour une dé-mondialisation radicale, ce qui se retrouve synthétisé dans deux de mes derniers livres : La stratégie de l’autruche ; post-mondialisation, management et rationalité économique (Montréal, Écosociété, 2003). Livre qui, soit dit en passant, a reçu, au Québec – Canada (!) un prix assez prestigieux : celui de «meilleur livre d’affaires – économie-gestion-» pour 2003 ; et Halte au gâchis, en finir avec l’économie-management à l’américaine (Montréal, Liber, 2008). Il aurait fallu, en fait, dé-mondialiser, c’est-à-dire en finir avec la folle et criminelles conception néolibérale de l’économie mondiale depuis bien longtemps ! J’en suis (et pas seul, voir les écrits récents de Nobels comme Stiglitz, Krugman, Sen…) à me demander s’il n’est pas déjà trop tard, tant les dégâts causés par cette conception-idéologie sont énormes, et selon toute vraisemblance irréversibles, ce qu’a montré, entre autres, la crise de 2008. Dé-mondialiser, cela veut dire, en particulier, sinon en premier, rétablir (établir dans bien des cas) l’Institution «État» (et non «gouvernants-comités de gestion des classe dominantes») en tant qu’institution suprême veillant exclusivement et radicalement à l’intérêt général des peuples, et aussi (re) donner à l’État tout le pouvoir (entre autres : contrôle des biens communs, des richesses stratégiques, levée impitoyable des impôts dus par tous, entreprises privées comprises…) dont il doit être pourvu pour remplir ses trois missions fondamentales : 1- assurer une vie digne à tous ses citoyens, 2- veiller au respect de l’intégrité du territoire et de la nature et 3- être le gardien de la souveraineté de la nation. Or, tous ces soi-disant «États» que le néolibéralisme a réduit à «larbins du business mondialisé» ne sont plus que «organisateurs des espaces nationaux en espaces les plus facilement exploitables possible pour les multinationales et les ‘‘faiseurs d’argent’’ locaux. »

Comment éviter que le nécessaire retour à la protection des économies nationales ne débouche sur un aiguisement de la concurrence entre grandes puissances, concurrence qui a plongé par deux fois déjà la planète dans des guerres mondiales ?

Il n’est qu’à voir ce qui se passe dans n’importe quel coin d’Afrique ou presque, au Moyen-Orient, en maintes parties d’Amérique latine ou d’Océanie… pour se rendre compte qu’il y a dans les faits quasiment une 3èmeguerre mondiale par pays non développés, clans, tribus… interposés ! Ce système capitaliste financier néolibéral dominant a besoin d’entretenir continuellement des foyers de guerre, qui de fait, sont à l’échelle de la majeure partie de la planète. Cela permet d’alimenter le bien lucratif «marché» des armes – ce dont profitent en premier les USA ! Et d’affaiblir un par un les pays «en émergence» indésirables – et riches en hydrocarbures en plus : ce qui est arrivé à l’Iraq, à la Libye, ce qui se passe en Syrie, sans doute bientôt en Iran... Algérie (qui sait ?), etc., … Mais il faut garder en vue que, protectionnismes, politiques néo- keynésiennes ou pas, il est une priorité de «consensus objectif» que partagent les pays dominants, des USA jusqu’à Moscou, c’est le contrôle des immenses réserves d’hydrocarbures que recèlent les terres, notamment, de pays arabo-musulmans : depuis l’Algérie jusqu’au Pakistan (le fameux «Grand Moyen-Orient» de la doctrine Bush II). Le «jeu» auquel se livrent les «gros» membres du Conseil de Sécurité de l’ONU (USA… contre Russie et Chine) montre bien à quel point le «partage» de nos régions pétrolifères est prioritaire et important : Russie et Chine ne cèderont sur la Syrie (en attendant que la question se pose pour l’Iran) que lorsqu’ils obtiendront des garanties de parts du gâteau libyen, irakien… On le voit bien : cette 3ème guerre est déjà sous nos yeux, mais par d’autres pays que les «puissances».

Je suis de ceux qui pensent que nous sommes encore très loin d’une autre guerre «mondiale» qui se ferait entre grands joueurs économiques ou géants comme les USA, la Chine, l’Inde, l’Europe, le Japon… Il y a bien plus intérêt à se partager (comme au temps des colonisations, mais d’une autre façon) les richesses que recèle l’immensité des pays du Tiers-monde. Ceci étant dit, des «guéguerres» économiques et financières (voir les assauts contre l’Euro et les menaces contre le Yuan, les incessantes disputes Europe-USA à propos des subventions à l’agriculture..) ne sont sûrement pas à écarter, ainsi que les conséquences fâcheuses indirectes sur nos pays, semblables aux effets indirects de la crise de 2008 : spéculations massives sur les produits de bases, hausses des prix de ces mêmes produits (du blé en passant par l’huile jusqu’au maïs…), baisses des exportations, aggravation des termes de l’échange, chômage, inflation...

Les forces à même de construire une alternative au néolibéralisme existent-elles en nombre suffisant, sachant que le choix des politiques économiques ne découle pas d’un pur débat intellectuel mais de rapports de forces politiques à l’échelle mondiale ?

Aujourd’hui, après cette crise «mondiale» de 2008, et le fait que nul ne sait plus quoi faire pour en sortir, sinon, sans cesse réalimenter le triangle infernal : offre de crédit – endettement – consommation, qui, lui réalimente les sources de renouvellement du même genre de crise ; après le vaste mouvement dit des «indignés» ; et vu la conscience de plus en plus évidente de plus en plus de monde, de ce que ce «système» ne fonctionne plus du tout comme ses tenants le prétendent…, je pense que, à tout le moins, une certaine ouverture d’esprit envers des «modèles» alternatifs se fait clairement jour. Je le constate moi-même, très systématiquement, presque de mois en mois, à travers les réactions à mes conférences et séminaires autour du monde, et, notamment et fortement en Amérique du sud. Il y existe des gouvernements ostensiblement attelés à changer de «paradigme économique», comme le Brésil, le Venezuela, la Bolivie (qui applique la taxe Tobin), l’Argentine et l’Équateur. Ce dernier pays a décrété que les gisements de pétrole découverts en zones d’importance écologique, de réserves indigènes… «Resteront sous terre pour l’éternité». Et son gouvernement m’a invité en mai dernier pour participer à des travaux et congrès où étaient présents d’autres pays du continent pour tenter de penser une «autre politique économique» que celle (néolibérale) qui domine actuellement. Sous, notamment, le leadership du Venezuela et de l’Équateur, on entre en zones d’échanges directs sans passer par les monnaies dites «internationales» (ce qui consiste à revenir à la lettre et à l’esprit de feu le mouvement des non alignés), on fait du troc, on songe à une monnaie commune déjà dénommée le «Sucre» pour faciliter les échanges entre pays membres du Pacte Andin, du Mercosur, de l’ALBA…

Aussi, l’exemple des pays du BRIC (Brésil, Russie, Chine, Inde), Chine en tête, on déjà fait de l’économie qui bat en brèche, par pans successifs, le modèle néolibéral : la pauvreté y est partie intégrante des études économiques et des mesures prioritaires, l’État Social (et non «Providence») y refait son apparition… de la planification (à l’instar de plans quinquennaux chinois) du dit «marché», de la décentralisation, des interventions étatiques-publiques et de la société civile dans les affaires économiques (exemple la quasi autogestion des quartiers de la ville de Porto Alegre au sud du Brésil…) se développent de plus en plus. Enfin le discours critique-radical que je porte contre l’ordre néolibéral y trouve chaque fois plus d’échos, non seulement dans les milieux universitaires, mais aussi dans les milieux politiques et d’affaires. Je crois, tout simplement, que le modèle néolibéral a tellement fait de dégâts un peu partout, que sa crédibilité (au sein mêmes de ses pays berceaux comme les USA, l’Angleterre, la France…) en est presque à frôler le zéro auprès des masses. Seules les classes dominantes s’y accrochent encore avec l’énergie du désespoir. Donc, les rapports de forces politiques existantes se heurteront fatalement aux méga-forces des volontés populaires (l’exemple de l’Islande qui a voté «non» au renflouement des banques ne restera pas longtemps isolé). En ce sens, je crois qu’il convient de ne point négliger les effets «d’exemples» que donnent les pays nord-européens, le Japon et ses Dragons… qui n’ont à peu près rien de néolibéral dans leurs politiques économiques, sinon des apparences. Ils restent fondamentalement bien plus, chacun à sa façon, États-sociaux et sociaux-démocrates (quasi socialismes si on regarde de plus près les cas Finlandais, Danois, Norvégiens…). Ce sont donc, des contre-exemples (les plus compétitifs en plus) et des alternatives au néolibéralisme débridé, qui viennent non seulement montrer que «faire autrement» cela se peut, mais aussi, relativiser les sempiternels recours aux «chute du mur de Berlin» et autres «cuisants échecs des pays de l’Est».

Vous mettez bien en lumière, dans votre texte, le caractère formel de la démocratie dans les grands pays capitalistes dominants, démocratie qui accorde des droits égaux à des citoyens socialement inégaux. Tout citoyen américain ou européen a effectivement le droit, à titre d’exemple, de créer un journal, une radio ou une télévision, mais seuls le peuvent, en réalité, ceux qui disposent d’immenses moyens financiers. Voilà pourquoi nous assistons depuis des décennies à un inexorable processus de concentration des médias entre les mains de magnats et oligopoles. Plus généralement, on observe un rétrécissement des droits démocratiques les plus élémentaires comme celui de manifester par exemple. Pensez-vous que ce système mondial soit réformable ? Ne pensez-vous pas plutôt que le système économique et politique capitaliste a fait son temps, qu’il menace désormais l’Humanité tout entière et que le rôle de repoussoir joué par le bilan de l’URSS et des autres « pays socialistes » ne doit pas empêcher la réflexion sur la nécessité de dépasser ce système qui a développé comme jamais auparavant esclavagisme, colonialisme et domination ? Ne pensez-vous pas, en d’autres termes et pour paraphraser Einstein, qu’ «il est impossible de résoudre la crise globale du capitalisme à partir des systèmes de pensées qui lui ont donné naissance » ?

Tout ce que vous mentionnez dans cette question représente à peu près tout ce que je dénonce le plus fortement dans mes travaux, enseignements et prises de paroles depuis au moins trois décennies ! Bien entendu, autant Einstein (impossibilité de résoudre un problème avec les éléments du système de pensée qui l’ont provoqué ; mais aussi un certain Joseph Schumpeter et un certain John Hobson, qui, chacun à sa manière, ont prévu cette fin «néolibérale» du capitalisme se mondialisant. Le premier disait qu’une des erreurs de Marx consiste en ce qu’il pensait que le capitalisme se ruinerait par ses propres contradictions et échecs, alors que, affirmait-il, ce sera l’inverse : le capitalisme ira par lui-même à sa propre mort à travers justement ses «excès de réussite» ! On le voit bien : plus ce capitalisme financier–maximaliste «réussit» en atteignant ses buts de toujours, enrichir davantage les plus riches, plus il creuse sa tombe avec des crises et des éclatements de bulles de plus en plus dévastatrices. Quant au second, Hobson, économiste anglais du début du siècle dernier, lui, affirmait à peu près la même chose, en termes différents. L’une de ses phrases-clés reste : «Le cimetière du capitalisme c’est l’enrichissement individuel» !

Car, « l’argent appelant l’argent », plus l’enrichissement individuel croitra, plus les « moyens d’acquisition » (pouvoir d’achat, demande effective) seront hyper-concentrés entre moins de mains. Cela provoquera fatalement des crises de demande sur crises de demande, jusqu’à ce que ce capitalisme s’étouffe lui-même sous les montagnes d’invendus, les baisses de capacité de consommer des masses, les dégâts des inégalités indécentes, les freins à la « croissance » réelle, la nécessité de se mettre à détruire les sources mêmes de ses profits : le travail (coût toujours poussé à la baisse) et la nature (dégâts de plus en plus onéreux provoqués par les diverses pollutions)… C’est exactement ce à quoi nous assistons de nos jours !

Vous avez par ailleurs aussi raison de faire le lien démocratie–réelle/survie du capitalisme néolibéral, car où règne ce capitalisme débridé, redevenu sauvage, maximaliste et inégalitaire à outrance, règne la non-démocratie réelle. Il y règne plutôt un vrai et solide despotisme de l’argent et des pouvoirs ploutocratiques. Ainsi les méga-inégalités aux USA font que 1% des Américains possèdent plus de 80% de la richesse industrielle américaine, moins de 10% y possèdent plus de 90% de la richesse totale… et ainsi de suite… Cela n’a strictement rien de démocratique ! Une démocratie ce n’est pas juste mettre un bout de papier dans une urne tous les quatre ou cinq ans ! Le système néolibéral tue la démocratie à sa base même, par son incapacité à garantir un minimum d’égalité économique entre les citoyens. C’est d’ailleurs cela qui fait que peu d’Américains votent aux consultations populaires les plus importantes comme celles du Congrès, la présidentielle… (Le cas Obama a été une exception). C’est toujours autour de moins de 60 – 50% de la population qui se déplace pour voter. Vous avez aussi raison d’invoquer les rôles des gros conglomérats industriels–financiers et leurs «liens» avec les organes dits « d’information » : un peu partout en cet Occident néolibéral, les médias – de toutes catégories – ne sont pratiquement plus qu’officines de propagande néolibérale, digne des pires «Pravda» de ce monde !

Pour ce qui est de l’Algérie, comment expliquez-vous l’hégémonie acquise par le discours néolibéral qui domine les secteurs dirigeants de l’économie (patrons privés, mais aussi du public), de la politique (partis au gouvernement et de l’opposition, islamistes, laïcs et nationalistes) et des médias privés et publics (télévision, radio…) ?

Il faudrait une bien sérieuse enquête sociologique pour répondre correctement à une telle question ! Mais si on se fie aux «éléments les plus apparents» qu’on peut observer un peu partout dans le monde quant à cet «inexplicable» engouement-adhésion (comme vous le dites venant de toutes formes de catégories sociales, politiques, idéologiques…), je pense que l’on peut recenser quelques éléments-clés comme réponses à votre question :

  • Comme le laisse montrer une célèbre correspondance entre deux géants de l’Économie (Hayeck et Keynes) et les conclusions d’un non moins autre géant, J.K. Galbraith : le problème avec les économies planifiées ou à «constitution socialistes» est «qu’elles doivent compter sur des élites compétentes, intègres et au-dessus de tout soupçon»… On peut rencontrer (au moins un peu) de cela dans les pays comme l’Allemagne, la Scandinavie… mais nulle part ailleurs ou presque.
 
  • Un constat flagrant voulant que «le libre marché» soit «incompatible» avec l’idée de justice sociale (Hayeck) : il est donc presque «normal» d’accepter inégalités et distances extrêmes entre classes : c’est «la loi du marché» qui le veut ! Ajouter à cela l’idée – qui se trouve dans plusieurs religions –, voulant que «c’est le Divin qui décide des sorts et fortunes de chacun»…, sinon ses mérites et efforts personnels, ou les deux (modèle US) ?
 
  • Les «échecs des pays de l’Est» (je mets de guillemets, car il y a bien des aspects qui restent à considérer et analyser dans cette dite «chute» du modèle socialiste (voir notamment mon analyse dans les chapitres sur la mondialisation dans La Stratégie de l’autruche, et la quatrième ou cinquième édition de Management entre tradition et renouvellement) et leur incessant ressassement qui agissent comme repoussoir systématique en faveur d’idées (habilement manipulatrices en plus) telles «libre marché», «libertés individuelles», «démocratie», «libre entreprise», «débureaucratisation», «méritocratie»…
 
  • Le fait que le modèle néolibéral, avec son bon vieux crédo du laisser-faire/désétatisation/dérégulation, et son inséparable mythe-modèle-miracle US… soit tout à la fois hyper-attirant (c’est la «plus grande puissance», la «plus grande démocratie» – même lorsque Amnesty International classe ce pays au même rang que Cuba et la Chine pour le non respect des droits humains : rapport de 1998) ; facile (il est infiniment plus facile de «gérer» «son» entreprise sans rien avoir à demander à personne, ni État, ni syndicat, ni comités de surveillance…, en décidant dans l’intimité de ses bureaux de luxe) ; séducteur (il y a un énorme effet séducteur à se sentir – se faire dire –, être «leader», «entrepreneur», «créateur»… bienfaiteur de la société… alors que l’on ne fait que se gorger des fruits de l’exploitation de ses semblables et de la nature) ; gratifiant (en tant que «leader», «héros» n’ayant que ce qu’il mérite, le chef d’entreprise se croit le droit – comme le dit Stiglitz – de «se servir» à l’infini, de se gaver autant qu’il se peut, en plus de mériter admiration, reconnaissance et remerciements de tous) ; à effets immédiats (le modèle néolibéral permet de s’enrichir vite, à des niveaux maximaux… sans avoir à rendre de compte à quiconque, même par les moyens les plus retors, malhonnêtes, sans scrupules… : les lobbies US qui ne sont que méga-corruption officielle-légale, les escrocs de Wall Street et autres profiteurs de subprimes… non seulement impunis mais récompensés) ; absolution à toutes les injustices et pratiques cruelles de genre plans sociaux, délocalisations… au nom des lois du «marché», de «la compétitivité», de «la saine concurrence»…
 
  • Sans oublier l’immense propagande dont le modèle néolibéral bénéficie à l’échelle mondiale à travers médias d’informations (propriété à quasi 100% de purs et durs néolibéraux), films, documentaires, téléséries… made in US, qui envahissent nos écrans, nos journaux, nos foyers, les discours de nos politiciens, nos subconscients…
 
Voilà, il me semble, quelques unes des principales raisons qui font que, malgré sa décadence, ses dégâts, ses laissés-pour-compte, ses indispensables guerres néocoloniales… ce modèle néolibéral reste attractif et séducteur, même dans les milieux les plus inattendus.

Pensez-vous que la politique dite de « patriotisme économique » proclamée par le gouvernement depuis quelques années ait donné des fruits et qu’elle constitue une alternative crédible à la politique néolibérale suivie jusqu’ici ?

Dans les mots mêmes qui la constituent, une politique dite «patriotique» ne peut être que vertu ! Une économie dont les objectifs et activités ne soient plus que vil appât du gain, exploitation de la vulnérabilité de petits emprunteurs, protection des intérêts du peuple et de la nation, limitation de la boulimie des banques et des multinationales… ne peut aussi que paraître démente pour les tenants du néolibéralisme, de l’Eldorado de «l’entrée dans l’OMC»… et autres «libres profiteurs» locaux et étrangers qui n’en feraient qu’à leur guise, respectant en cela les bonnes et saines lois des «marché»/«compétitivité» et les exigences des non moins bons et saints FMI/OMC.

Or, la Bolivie depuis l’arrivée de Morales au Pouvoir, taxe presque à volonté banques et transactions financières en appliquant la fameuse taxe Tobin (taxe sur les transactions boursières), récupère et nationalise bien des secteurs qui «appartenaient » à des intérêts privés et des multinationales : pétrole, électricité, communications… et j’en passe. Autre exemple, l’Argentine qui a également adopté des mesures d’expropriations de firmes privées, de resserrement drastique de sa loi des finances et sur les investissements étrangers… Ces pays ne semblent pas avoir sombré dans le chaos jusque-là !

Cependant, pour ce qui concerne le cas précis de l’Algérie, il convient de tenir compte systématiquement des «intérêts de clans». Il a été avéré à bien des reprises, comme je l’ai mentionné dans des articles antérieurs, qu’en Algérie – et ce quels que soient les personnes ou partis au pouvoir –, on navigue trop souvent à vue, sans objectifs précis ou clairs de long terme. On réagit à des mesures non désirées de régimes-clans antérieurs, on en prend pour favoriser d’autres clans… et, dans tous les cas de figure, bien se garder de déplaire à ceux qui, sur le moment, tiennent le gros bout du bâton. Il est donc évident que ce genre de mesures, comme les précédentes, quelles qu’elles soient, finissent en queue de poisson, puisqu’elles ne durent que le temps de durée d’une faction ou d’une autre d’intérêts occultes en position de pouvoir ou de suprématie.

Mais, en gros et dans l’absolu, personnellement, je serai enclin à être en faveur de tout ce qui met des balises à l’infinie boulimie des multinationales, au non contrôle des ressources stratégiques du pays, à l’évasion fiscale, à la surexploitation des populations, aux détournements, à l’accaparement privé des biens communs et publics… À la condition expresse, bien entendu, que ce soit là le fait de véritables «États» au sens complet et originel du terme : institution démocratiquement désignée pour s’occuper avant tout et en totalité du bien et de la dignité des peuples, de la souveraineté de la nation et de l’intégrité du territoire.

Dans votre contribution, vous expliquez très clairement, à travers des questions simples sur le parcours du « jeune entrepreneur annabi » choisi par le professeur Taïeb Hafsi, comment s’est déroulé le processus d’accumulation primitive d’une grande partie de la jeune bourgeoisie privée algérienne. Le seul crédo de cette dernière est le moins d’Etat (plus aucune aide aux entreprises publiques), davantage de crédits et de privatisations au profit du privé ainsi qu’une ouverture plus grande aux fameux Investissements directs étrangers (IDE) sans restriction juridique (abrogation de la règle des 51-49%). Une récente enquête de l’ONS constate par ailleurs qu’une moitié au moins des salariés de ce secteur privé qui se targue d’être le premier employeur du pays n’est pas déclarée à la sécurité sociale. Pensez-vous, dans ces conditions, que cette jeune bourgeoisie privée soit en mesure de prendre la tête de la nation et de porter un réel projet de développement national ?

Dans notre nouvelle bourgeoisie privée il y a du jeune et du moins jeune… en plus de la ploutocratie qui gravite – dans et atour – de l’Armée nationale, du gouvernement, du parlement… de la magistrature, de la haute fonction publique, des dirigeants de grosses entreprises (encore) nationales… Personnellement, je ne vois pas de grande différence dans les manières de procéder : tout est bon pour accumuler des richesses de toutes provenances, pratiquer des détournements de biens et de lois (ce que vous citez à propos des déclarations des employés par exemple), pratiquer les trafics d’influences, les rétro-commissions… Je ne vois vraiment pas comment (à part rarissimes exceptions sans doute) de «jeunes» membres de ce genre de bourgeoisie pourraient éviter les innombrables «détours» et – même indirects – «graissages de pattes»… que notre «système» impose depuis des décennies. Je ne vois pas non plus pour quelles raisons ils se gêneraient, pour, comme tous les autres, ne pas pratiquer la non déclaration d’employés et de leurs revenus véritables, pratiquer l’évasion fiscale et procéder à des dépenses somptuaires dans et hors l’Algérie, dépenses qui n’ont aucune mesure avec ce qu’ils payent à leurs employés, ni à ce qu’ils «donnent» à leur pays ? Ils se comporteront donc bien volontiers – en bonne majorité et sans doute sans le savoir –, tant ce genre de choses parait « normal » dans un pays comme le nôtre… en bonne vieille bourgeoisie compradore et en capitalistes aussi boulimiques qu’extravertis.

Que pensez-vous des réactions publiées à la suite de votre contribution ?

Tout d’abord, je reste agréablement surpris par le nombre et l’intensité des réactions et débats que ce texte a provoqués malgré le Ramadan et ses aléas…

Ensuite, comme presque toujours, les principaux concernés se gardent bien de répondre, tant, sans doute les arguments leurs manquent, ou alors leur prennent bien du temps à mettre en ordre, ce qui, le temps passant rend la chose presque sans intérêt pour que ce soit un vrai débat dense et utile… Dommage ! Sinon, comme aussi presque toujours, ceux qui répondent (je parle encore des concernés) se mettent bien plus à s’attaquer au messager plutôt qu’à répondre au message et à ses arguments.

Quant aux «réactions» de personnes non directement concernées par mon propos, et simplement intéressées à «contribuer» au débat, j’ai d’abord été choqué par les premiers commentateurs sur le site d’El Watan, me paraissant, soit ayant mal compris mon propos, soit de parti-pris, soit fort bien formatés par le système dominant et son discours néolibéral lénifiant. Puis, le débat s’élargissant à d’autres sites et suscitant de plus en plus d’intérêt, je pense que c’est de bonne guerre que d’accepter du «tout et son contraire», des accusations portant sur des éléments qui n’existent nullement dans mon texte, des dénigrements gratuits.

Mais je dois tout de même déplorer le fait que seul un petit nombre a tenté d’aller vraiment au fond des choses… et aussi l’absence de réactions de personnes de «milieux concernés-intéressés» : économistes «officiels», gens occupant de hautes fonctions ou du gouvernement, car après tout, ils sont les principaux «acteurs» de ce dont il est question dans mon texte.

Plus généralement, le débat sur les questions de politique économique vous semble-t-il à la hauteur en Algérie aujourd’hui ?

Sur ce point, je ne peux juger qu’à partir de ce que j’observe ou écoute sporadiquement. En une phrase, il me semble que ce débat se cantonne au niveau d’une sorte de permanente dispute «étatistes» contre «partisans du tout privé», avec apparemment un net glissement – certainement le plus présent dans les médias et le plus audible – vers la reprise, telles quelles, de thèses fumeuses de «troisièmes voies», lorsque ce n’est pas directement des discours purement néolibéraux dans leur quasi intégralité. Encore une fois, ce n’est là qu’impression «à première vue», car il ne manque pas d’intellectuels de haut niveau dans (et hors) notre pays… mais leur donnent-on des forums d’expression suffisamment influents ? Et des accès aux médias les plus appropriés ? Invite-t-on suffisamment ceux qui ont des discours «alternatifs» (et j’en suis) à s’exprimer autant que ceux qui, d’une façon ou d’une autre, de bonne foi ou intéressés, peuvent mieux servir certains intérêts ?

 

Source: La nation - Mardi 7 Août 2012